Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/135

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çons : vous rendrez plus de justice à une femme qui n’a rien à se reprocher.

Tout autre que don Anastasio aurait été touché de ces paroles, et encore plus de l’affliction de la personne qui venait de les prononcer ; mais le cruel, loin d’en paraître attendri, dit à la dame, une seconde fois, de se recommander promptement à Dieu, et leva même le bras pour la frapper. Arrête, barbare ! lui cria-t-elle. Si l’amour que tu as eu pour moi est entièrement éteint, si les marques de tendresse que je t’ai prodiguées sont effacées de ton souvenir, si mes larmes ne sauraient te détourner de ton exécrable dessein, respecte ton propre sang ! N’arme pas ta main furieuse contre un innocent qui n’a point vu encore la lumière. Tu ne peux devenir son bourreau, sans offenser le ciel et la terre. Pour moi, je te pardonne ma mort ; mais n’en doute pas, la sienne demandera justice d’un si horrible forfait.

Quelque déterminé que fût don Anastasio à ne faire aucune attention à ce que pourrait lui dire Estéphanie, il ne laissa pas d’être ému des images affreuses que ces derniers mots présentèrent à son esprit. Aussi, comme s’il eût craint que son émotion ne trahît son ressentiment, il se hâta de profiter de la fureur qui lui restait, et plongea son poignard dans le côté droit de sa femme. Elle tomba dans le moment. Il la crut morte ; il sortit aussitôt de sa maison, et disparut d’Antequerre.

Cependant cette épouse infortunée fut si étourdie du coup qu’elle avait reçu, qu’elle demeura quelques instants à terre, comme une personne sans vie. Ensuite, reprenant ses esprits, elle fit des plaintes et des lamentations qui attirèrent auprès d’elle une vieille femme qui la servait. Dès que cette bonne vieille vit sa maîtresse dans un si pitoyable état, elle poussa des cris qui dissipèrent le sommeil des autres domestiques, et même des plus proches voisins. La chambre fut bientôt remplie de monde. On appela des chirurgiens. Ils visi-