Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/149

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CHAPITRE X

Les mœurs de Gil Blas se corrompent entièrement à la cour. De la commission dont le chargea le comte de Lemos, et de l’intrigue dans laquelle ce seigneur et lui s’engagèrent.


Lorsque je fus connu pour un homme chéri du duc de Lerme, j’eus bientôt une cour. Tous les matins, mon antichambre se trouvait pleine de monde, et je donnais mes audiences à mon lever. Il venait chez moi deux sortes de gens : les uns pour m’engager, en payant, à demander des grâces au ministre, et les autres pour m’exciter par des supplications à leur faire obtenir gratis ce qu’ils souhaitaient. Les premiers étaient sûrs d’être écoutés et bien suivis ; à l’égard des seconds, je m’en débarrassais sur-le-champ par des défaites, ou bien je les amusais si longtemps que je leur faisais perdre patience. Avant que je fusse à la cour, j’étais compatissant et charitable de mon naturel ; mais on n’a plus là de faiblesse humaine, et j’y devins plus dur qu’un caillou. Je me guéris aussi par conséquent de ma sensibilité pour mes amis ; je me dépouillai de toute affection pour eux. La manière dont j’en usai avec Joseph Navarro, dans une conjoncture que je vais rapporter, en peut faire foi.

Ce Navarro à qui j’avais tant d’obligation, et qui, pour tout dire en un mot, était la cause première de ma fortune, vint un jour chez moi. Après m’avoir témoigné beaucoup d’amitié, ce qu’il avait coutume de faire quand il me voyait, il me pria de demander pour un de ses amis certain emploi au duc de Lerme, en me disant que le cavalier pour lequel il me sollicitait était un garçon fort aimable et d’un grand mérite, mais qu’il avait besoin d’un poste pour subsister. Je ne doute pas,