Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/150

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ajouta Joseph, bon et obligeant comme je vous connais, que vous ne soyez ravi de faire plaisir à un honnête homme qui n’est pas riche ; son indigence est un titre pour mériter votre appui ; je suis sûr que vous me savez bon gré de vous donner une occasion d’exercer votre humeur bienfaisante. C’était me dire nettement qu’on attendait de moi ce service pour rien. Quoique cela ne fût guère de mon goût, je ne laissai pas de paraître fort disposé à faire ce qu’on désirait. Je suis charmé, répondis-je à Navarro, de pouvoir vous marquer la vive reconnaissance que j’ai de tout ce que vous avez fait pour moi. Il suffit que vous vous intéressiez pour quelqu’un ; il n’en faut pas davantage pour me déterminer à le servir. Votre ami aura cet emploi que vous souhaitez qu’il ait, comptez là-dessus : ce n’est plus votre affaire, c’est la mienne.

Sur cette assurance, Joseph s’en alla très satisfait de moi ; néanmoins la personne qu’il m’avait recommandée n’eut pas le poste en question. Je le fis accorder à un autre homme pour mille ducats, que je mis dans mon coffre-fort. Je préférai cette somme aux remerciements que m’aurait faits mon chef d’office, à qui je dis d’un air mortifié quand nous nous revîmes : Ah ! mon cher Navarro, vous vous êtes avisé trop tard de me parler. Calderone m’a prévenu : il a fait donner l’emploi que vous savez. Je suis au désespoir de n’avoir pas une meilleure nouvelle à vous apprendre.

Joseph me crut de bonne foi, et nous nous quittâmes plus amis que jamais ; mais je crois qu’il découvrit bientôt la vérité, car il ne revint plus chez moi. Au lieu de sentir quelques remords d’en avoir usé de la sorte avec un ami véritable, et à qui j’avais tant d’obligation, j’en fus charmé. Outre que les services qu’il m’avait rendus me pesaient, il me semblait que, dans la passe où j’étais alors à la cour, il ne me convenait plus de fréquenter des maîtres d’hôtels.

Il y a longtemps que je n’ai parlé du comte de Lemos ;