Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/163

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prendre connaissance. Cela déplut aux dames, qui de dépit ou autrement abandonnèrent brusquement Tolède, pour venir s’établir à Madrid, où, depuis environ deux ans, elles vivent sans fréquenter aucune dame du voisinage. Mais écoutez le meilleur : elles ont loué deux petites maisons séparées seulement par un mur ; on peut entrer de l’une dans l’autre par un escalier de communication qu’il y a dans les caves. La señora Mencia demeure avec une jeune soubrette dans l’une de ces maisons, et la douairière du commandeur occupe l’autre avec une vieille duègne qu’elle fait passer pour sa grand’mère ; de façon que notre Aragonaise est tantôt une nièce élevée par sa tante, et tantôt une pupille sous l’aile de son aïeule. Quand elle fait la nièce, elle s’appelle Catalina ; et, lorsqu’elle fait la petite-fille elle se nomme Sirena.

Au nom de Sirena, j’interrompis en pâlissant Scipion. Que m’apprends-tu ? lui dis-je ; tu me fais trembler. Hélas ! j’ai bien peur que cette maudite Aragonaise ne soit la maîtresse de Calderone. Hé ! vraiment, me répondit-il, c’est elle-même. Je croyais vous réjouir en vous annonçant cette nouvelle. Tu n’y penses pas, lui répliquai-je. Elle est plus propre à me causer du chagrin que de la joie ; n’en vois-tu pas bien les conséquences ? Non, ma foi, repartit Scipion. Quel malheur en peut-il arriver ? Il n’est pas sûr que don Rodrigue découvre ce qui se passe ; et, si vous craignez qu’il n’en soit instruit, vous n’avez qu’à prévenir le premier ministre. Contez-lui la chose tout naturellement ; il verra votre bonne foi ; et si, après cela, Calderone veut vous rendre quelques mauvais offices auprès de Son Excellence, elle verra bien qu’il ne cherche à vous nuire que par un esprit de vengeance.

Scipion m’ôta ma crainte par ce discours. Je suivis ce conseil. J’avertis le duc de Lerme de cette fâcheuse découverte. J’affectai même de lui en faire le détail d’un air triste, pour lui persuader que j’étais mortifié