Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/165

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si bien qu’on pouvait dire que la copie approchait fort de l’original, n’en usait pas autrement avec les personnes qui s’adressaient à lui pour le prier de m’engager à les servir.

J’avais encore un autre ridicule dont je ne prétends point me faire grâce : j’étais assez fat pour parler des plus grands seigneurs comme si j’eusse été un homme de leur étoffe. Si j’avais, par exemple, à citer le duc d’Albe, le duc d’Ossone ou le duc de Medina Sidonia, je disais sans façon, d’Albe, d’Ossone et Medina Sidonia. En un mot, j’étais devenu si fier et si vain, que je n’étais plus le fils de mon père et de ma mère. Hélas pauvre duègne et pauvre écuyer, je ne m’informais pas si vous viviez heureux ou misérables dans les Asturies ! c’est à quoi je ne pensais point du tout ! je ne songeais pas seulement à vous ! La cour a la vertu du fleuve Léthé pour nous faire oublier nos parents et nos amis, quand ils sont dans une mauvaise situation.

Je ne me souvenais donc plus de ma famille, lorsqu’un matin il entra chez moi un jeune homme qui me dit qu’il souhaitait de me parler un moment en particulier. Je le fis passer dans mon cabinet, où, sans lui offrir une chaise, parce qu’il me paraissait un homme commun, je lui demandai ce qu’il me voulait. Seigneur Gil Blas, me dit-il, quoi ! vous ne me remettez point ? J’eus beau le considérer attentivement, je fus obligé de lui répondre que ses traits m’étaient tout à fait inconnus. Je suis, reprit-il, un de vos compatriotes, natif d’Oviedo même, et fils de Bertrand Muscada, l’épicier voisin de votre oncle le chanoine. Je vous reconnais bien, moi. Nous avons joué mille fois tous deux à la gallina ciega[1].

Je n’ai, lui répondis-je, qu’une idée très confuse des amusements de mon enfance ; les soins dont j’ai depuis

  1. À la lettre la poule aveugle. C’est le jeu de colin-maillard : d’autres disent le jeu de la main chaude.