Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/185

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selon toutes les apparences, le jour m’aurait surpris dans cet état, si je n’eusse été réveillé tout à coup par un bruit assez extraordinaire dans les prisons. J’entendis le son d’une guitare, et la voix d’un homme en même temps. J’écoute avec attention ; je n’entends plus rien ; je crois que c’est un songe. Mais, un instant après, mon oreille fut frappée du son du même instrument, et de la même voix qui chantait les vers suivants :

¡Ay de mi! un anno felice
Parece un soplo ligero,
Pero sin dicha un instante
Es un siglo de tormento.
[1]

Ce couplet qui paraissait avoir été fait exprès pour moi, irrita mes ennuis. Je n’éprouve que trop, disais-je, la vérité de ces paroles. Il me semble que le temps de mon bonheur s’est écoulé bien vite, et qu’il y a déjà un siècle que je suis en prison. Je me replongeai dans une affreuse rêverie, et recommençai à me désoler comme si j’y eusse pris plaisir. Mes lamentations finirent avec la nuit ; et les premiers rayons du soleil dont ma chambre fut éclairée calmèrent un peu mes inquiétudes. Je me levai pour aller ouvrir ma fenêtre, et donner de l’air à ma chambre. Je regardai dans la campagne, dont je me souviens que le seigneur châtelain m’avait fait une belle description. Je ne trouvai pas de quoi justifier ce qu’il m’en avait dit. L’Érêma, que je croyais du moins égal au Tage, ne me parut qu’un ruisseau. L’ortie seule et le chardon paraient ses bords fleuris ; et la prétendue vallée délicieuse n’offrit à ma vue que des terres dont la plupart étaient incultes. Apparemment que je n’en étais pas encore à cette douce mélancolie qui devait me faire voir les choses autrement que je ne les voyais alors.

Je commençai à m’habiller, et déjà j’étais à demi

  1. « Hélas ! une année de plaisir passe comme un vent léger ; mais un moment de malheur est un siècle de tourment. »