Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/229

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nommé Fabrice Nunez. Ah ! je m’en souviens présentement, repartit l’administrateur avec un souris malin, à telles enseignes que vous étiez tous deux de bons enfants ; vous avez fait ensemble bien des tours de jeunesse. Eh ! qu’est-il devenu, ce pauvre Fabrice ? Toutes les fois que je pense à lui, j’ai de l’inquiétude sur ses petites affaires.

C’est pour vous en apprendre des nouvelles, dis-je au seigneur Manuel, que j’ai pris la liberté de vous arrêter dans la rue. Fabrice est à Madrid, où il s’occupe à faire des œuvres mêlées. Qu’appelez-vous des œuvres mêlées ? me répliqua-t-il. Cela me paraît équivoque. Je veux dire, lui repartis-je, qu’il écrit en vers et en prose ; il fait des comédies et des romans ; en un mot, c’est un garçon qui a du génie, et qui est reçu fort agréablement dans les bonnes maisons. Mais, dit l’administrateur, comment est-il avec son boulanger ? Pas si bien, lui répondis-je qu’avec les personnes de condition ; entre nous, je ne le crois pas fort riche. Oh ! je n’en doute nullement, reprit Ordonnez. Qu’il fasse sa cour aux grands seigneurs tant qu’il lui plaira ; ses complaisances, ses flatteries, ses bassesses lui rapporteront encore moins que ses ouvrages. Je vous le prédis, vous le verrez quelque jour à l’hôpital.

Cela pourra bien être, lui répliquai-je : la poésie en a amené là bien d’autres. Mon ami Fabrice aurait beaucoup mieux fait de demeurer attaché à Votre Seigneurie ; il roulerait aujourd’hui sur l’or. Il serait du moins fort à son aise, dit Manuel. Je l’aimais, et j’allais, en l’élevant de poste en poste, lui procurer dans la maison des pauvres un établissement solide, lorsqu’il lui prit fantaisie de donner dans le bel esprit. L’insensé ! il composa une comédie qu’il fit représenter par des comédiens qui étaient dans cette ville ; la pièce réussit, et la tête tourna dès ce moment à l’auteur. Il se crut un nouveau Lope de Vega ; et, préférant la fumée des applaudissements du public aux avantages réels que