Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/251

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dons pour la première fois, nous nous défions de ses beautés tant qu’elle n’est que dans la bouche des acteurs ; quelque bien affectés que nous en soyons, nous suspendons notre jugement jusqu’à ce que nous l’ayons lue ; et véritablement elle ne nous fait pas toujours sur le papier le même plaisir qu’elle nous a fait sur la scène.

Nous examinons donc scrupuleusement, poursuivit-il, un poème avant que de l’estimer ; la réputation de son auteur, quelque grande qu’elle puisse être, ne peut nous éblouir. Quand Lope de Vega même et Calderon[1] donnaient des nouveautés, ils trouvaient des juges sévères dans leurs admirateurs qui ne les ont élevés au comble de la gloire qu’après avoir jugé qu’ils en étaient dignes.

Oh ! parbleu, interrompit le chevalier de Saint-Jacques, nous ne sommes pas si timides que messieurs les Castillans. Nous n’attendons point, pour décider, qu’une pièce soit imprimée. Dès la première représentation nous en connaissons tout le prix. Il n’est pas même besoin que nous l’écoutions fort attentivement. Il suffit que nous sachions que c’est une production de don Gabriel pour être persuadés qu’elle est sans défaut. Les ouvrages de ce poète doivent servir d’époque à la naissance du bon goût. Les Lope et les Calderon n’étaient que des apprentis en comparaison de ce grand maître du théâtre. Le gentilhomme, qui regardait Lope et Calderon comme les Sophocle et les Euripide des Espagnols, fut choqué de ce discours téméraire. Il s’échauffa. Quel sacrilège dramatique ! s’écria-t-il d’un ton animé. Puisque vous m’obligez, Messieurs, à juger sur une première représentation, je vous dirai que je ne suis pas content de la tragédie nouvelle de votre don Gabriel. Loin de la regarder comme un chef-d’œuvre, je la trouve fort défectueuse. C’est un poème

  1. Il est évident que, sous les noms de Lope et de Calderon, le Sage veut désigner ici Corneille et Racine, pour les mettre au-dessus de ce vendeur de thériaque, dont les novateurs faisaient le poète à la mode et le grand maître du théâtre.