Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/278

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de rigueur, malgré les petits services que je leur rendais, que, ne pouvant y résister, je m’échappai un beau jour en faisant une commission ; et, bien loin de retourner à l’hôpital, je sortis même de Tolède par le faubourg du côté de Séville.

Quoique j’eusse à peine alors neuf ans accomplis, je sentais déjà le plaisir d’être libre et maître de mes actions. J’étais sans argent et sans pain : n’importe ; je n’avais point de leçons à étudier ni de thèmes à composer. Après avoir marché pendant deux heures, mes petites jambes commencèrent à refuser le service. Je n’avais point encore fait de si longs voyages. Il fallut m’arrêter pour me reposer. Je m’assis au pied d’un arbre qui bordait le grand chemin ; là, pour m’amuser, je tirai mon rudiment que j’avais dans ma poche, et le parcourus en badinant ; puis, venant à me souvenir des férules et des coups de fouet qu’il m’avait fait recevoir, j’en déchirai les feuillets en disant avec colère : Ah ! chien de livre, tu ne me feras plus répandre de pleurs ! Tandis que j’assouvissais ma vengeance en jonchant autour de moi la terre de déclinaisons et de conjugaisons, il passa par là un ermite à barbe blanche, qui portait de larges lunettes, et qui avait un air vénérable. Il s’approcha de moi ; et, s’il me considéra fort attentivement, je l’examinai bien aussi. Mon petit homme, me dit-il, avec un souris, il me semble que nous venons tous deux de nous regarder bien tendrement, et que nous ne ferions pas mal de demeurer ensemble dans mon ermitage, qui n’est qu’à deux cents pas d’ici. Je suis votre serviteur, lui répondis-je assez brusquement, je n’ai aucune envie d’être ermite. À cette réponse, le bon vieillard fit un éclat de rire, et me dit en m’embrassant : il ne faut pas, mon fils, que mon habit vous fasse peur ; s’il n’est pas beau, il est utile ; il me rend seigneur d’une retraite charmante et des villages voisins, dont les habitants m’aiment ou plutôt m’idolâtrent. Venez avec moi, ajouta-t-il, et ne craignez rien ; je vous revê-