Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/286

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chanoine. Il ne cessa de m’en parler jusqu’à ce qu’étant arrivés au village d’Obisa, nous nous y arrêtâmes pour faire un peu reposer nos mules. Là, par le plus grand bonheur du monde pour moi, j’appris qu’on me trompait. Voici de quelle façon je fis cette découverte. Le muletier, allant et venant dans l’hôtellerie, laissa tomber par hasard de sa poche un papier que j’eus l’adresse de ramasser sans qu’il y prît garde, et que je trouvai moyen de lire pendant qu’il était à l’écurie. C’était une lettre adressée aux prêtres de l’hôpital des orphelins, et conçue dans ces termes :

Messieurs, j’ai cru que la charité m’obligeait à remettre entre vos mains un petit fripon qui s’est échappé de votre hôpital ; il me paraît avoir de l’esprit, et mériter que vous ayez la bonté de le tenir enfermé chez vous. Je ne doute point qu’à force de corrections vous n’en fassiez un garçon raisonnable. Que Dieu conserve vos pieuses et charitables seigneuries !

Le curé de Galves.

Lorsque j’eus achevé de lire cette lettre, qui m’apprenait les bonnes intentions de M. le curé, je ne demeurai pas incertain du parti que j’avais à prendre : sortir de l’hôtellerie, et gagner les bords du Tage à plus d’une lieue de là, fut l’ouvrage d’un moment. La crainte me prêta des ailes pour fuir les prêtres de l’hôpital des orphelins, où je ne voulais point absolument retourner, tant j’étais dégoûté de la manière dont on y enseignait le latin ! J’entrai dans Tolède aussi gaiement que si j’eusse su où aller boire et manger. Il est vrai que c’est une ville de bénédiction, et dans laquelle un homme d’esprit, réduit à vivre aux dépens d’autrui, ne saurait mourir de faim. Mais j’étais encore bien jeune pour pouvoir me promettre de trouver moyen d’y subsister ; néanmoins la fortune me favorisa. Je fus à peine dans la grande place, qu’un cavalier bien vêtu, auprès de