Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/287

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qui je passai, me retint par les bras et me dit : Petit garçon, veux-tu me servir ? je serais bien aise d’avoir un laquais tel que toi. Et moi, lui répondis-je, un maître comme vous. Cela étant, reprit-il, tu es à moi dès ce moment, et tu n’as qu’à me suivre ; ce que je fis sans répliquer.

Ce cavalier, qui pouvait avoir trente ans, se nommait don Abel ; il logeait dans un hôtel garni, où il occupait un assez bel appartement. C’était un joueur de profession ; et voici de quelle sorte nous vivions ensemble : le matin, je lui hachais du tabac pour fumer cinq ou six pipes ; je lui nettoyais ses habits, et j’allais lui chercher un barbier pour le raser et lui redresser sa moustache ; après quoi il sortait pour courir les tripots, d’où il ne revenait au logis qu’entre onze heures et minuit. Mais tous les matins, avant que de sortir, il avait soin de tirer de sa poche trois réaux qu’il me donnait à dépenser par jour, me laissant la liberté de faire ce qu’il me plairait jusqu’à dix heures du soir : pourvu que je fusse à l’hôtel quand il y rentrait, il était fort content de moi. Il me fit faire un pourpoint et un haut-de-chausse de livrée, avec quoi j’avais tout l’air d’un petit commissionnaire de coquettes. Je m’accommodai bien de ma condition, et certainement je n’en pouvais trouver une plus convenable à mon humeur.

Il y avait déjà près d’un mois que je menais une vie si heureuse, lorsque mon patron me demanda si j’étais satisfait de lui ; et sur la réponse que je fis qu’on ne pouvait l’être davantage : Eh bien ! reprit-il, nous partirons donc demain pour Séville, où mes affaires m’appellent. Tu ne seras pas fâché de voir cette capitale de l’Andalousie. Qui n’a pas vu Séville, dit le proverbe, n’a rien vu. Je lui témoignai que j’étais prêt à le suivre partout. Dès le même jour, le messager de Séville vint prendre, à l’hôtel garni, un grand coffre où étaient toutes les nippes de mon maître, et le lendemain nous partîmes pour l’Andalousie.