Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/290

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la rue, quand don Abel, que son heureuse étoile amena là si à propos pour lui, se présenta tout à coup devant nous.

Où vas-tu avec ce coffre ? me dit-il. Je fus si troublé, que je demeurai muet ; et le brave, voyant le coup manqué, jeta le coffre à terre, et prit la fuite pour éviter les éclaircissements. Où vas-tu donc avec ce coffre ? me dit mon maître pour la seconde fois. Monsieur, lui répondis-je plus mort que vif, je vais le faire porter au vaisseau sur lequel vous devez demain vous embarquer pour l’Italie. Eh ! sais-tu, me répliqua-t-il, sur quel vaisseau je dois faire ce voyage ? Non, Monsieur, lui repartis-je, mais qui a langue va à Rome ; je m’en serais informé sur le port, et quelqu’un me l’aurait appris. À cette réponse, qui lui fut suspecte, il me lança un regard furieux. Je crus qu’il m’allait encore souffleter. Qui vous a commandé, s’écria-t-il, de faire emporter mon coffre hors de cet hôtel ? C’est vous-même, lui dis-je. Qui ? moi ? répondit-il avec surprise, je t’ai donné cet ordre ? Assurément, repris-je ; souvenez-vous du reproche que vous me fîtes il y a quelques jours. Ne me dîtes-vous pas, en me maltraitant, que vous vouliez que je prévinsse vos ordres, et fisse de mon chef ce qu’il y aurait à faire pour votre service ? Or, pour me régler là-dessus, je faisais porter votre coffre au vaisseau. Alors le joueur, remarquant que j’avais plus de malice qu’il n’avait cru, me dit, en me donnant mon congé d’un air froid : Allez, monsieur Scipion, que le ciel vous conduise ! avons avez trop d’esprit pour votre âge. Je n’aime point à jouer avec des gens qui ont tantôt une carte de plus et tantôt une carte de moins. Ôtez-vous de devant mes yeux, ajouta-t-il en changeant de ton, de peur que je ne vous fasse chanter sans solfier.

Je lui épargnai la peine de me dire deux fois de me retirer. Je m’éloignai de lui dans le moment, mourant de peur qu’il ne me fît quitter mon habit, qu’heureusement il me laissa. Je marchais le long des rues en rêvant où je pourrais, avec deux réaux, que j’avais pour tout