Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/294

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la scène par une tirade de vers qui aboutissait à dire que, ne pouvant me défendre des charmes du sommeil, j’allais m’y abandonner. En même temps je me retirai dans les coulisses, et me jetai sur le lit de gazon qui m’y avait été préparé ; mais au lieu de m’y endormir, je me mis à rêver aux moyens de pouvoir gagner la rue, et me sauver avec mes habits royaux. Un petit escalier dérobé, par où l’on descendait sous le théâtre et dans la salle, me parut propre à l’exécution de mon dessein. Je me levai légèrement, et, voyant que personne ne prenait garde à moi, j’enfilai cet escalier qui me conduisit dans la salle dont je gagnai la porte, en criant : Place ; place, je vais changer d’habit. Chacun se rangea pour me laisser passer ; de sorte qu’en moins d’une minute je sortis impunément du palais à la faveur de la nuit, et me rendis à la maison du vaillant, mon ami.

Il fut dans le dernier étonnement de me voir vêtu comme j’étais. Je le mis au fait, et il en rit de tout son cœur. Puis m’embrassant avec d’autant plus de joie qu’il se flattait de la douce espérance d’avoir part aux dépouilles du roi de Léon, il me félicita d’avoir fait un si beau coup, et me dit que, si je ne me démentais pas dans la suite, je ferais un jour du bruit dans le monde par mon esprit. Après nous être égayés tous deux et bien épanoui la rate, je dis au brave : Que ferons-nous de ce riche habillement ? Que cela ne vous embarrasse point, me répondit-il. Je connais un honnête fripier qui, sans témoigner la moindre curiosité, achète tout ce qu’on veut lui vendre, pourvu qu’il y trouve bien son compte. Demain matin j’irai le chercher, et je vous l’amènerai ici. En effet, le jour suivant le brave sortit de grand matin de sa chambre, où il me laissa au lit, et revint deux heures après avec le fripier, qui portait un paquet de toile jaune. Mon ami, me dit-il, je vous présente le seigneur Ybagnez de Ségovie, fripier plein d’honneur et de bonne foi, s’il en fut jamais, et qui, malgré le mauvais exemple que ses confrères lui don-