Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/30

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Dix à douze hommes, assis à une longue table couverte d’une nappe malpropre, s’y entretenaient en mangeant chacun sa petite portion. L’on m’apporta la mienne, qui dans un autre temps sans doute m’aurait fait regretter la table que je venais de perdre. Mais j’étais alors si piqué contre l’archevêque, que la frugalité de mon auberge me paraissait préférable à la bonne chère qu’on faisait chez lui. Je blâmais l’abondance des mets dans les repas ; et, raisonnant en docteur de Valladolid[1] : Malheur, disais-je, à ceux qui fréquentent ces tables pernicieuses où il faut sans cesse être en garde contre sa sensualité, de peur de trop charger son estomac ! Pour peu que l’on mange, ne mange-t-on pas toujours assez ? Je louais dans ma mauvaise humeur des aphorismes que j’avais jusqu’alors fort négligés.

Dans le temps que j’expédiais mon ordinaire, sans craindre de passer les bornes de la tempérance, le licencié Louis Garcias, devenu curé de Gabie de la manière que je l’ai dit ci-devant, arriva dans la salle. Du moment qu’il m’aperçut, il vint me saluer d’un air empressé, ou plutôt en faisant toutes les démonstrations d’un homme qui sent une joie excessive. Il me serra entre ses bras, et je fus obligé d’essuyer un très long compliment sur le service que je lui avais rendu. Il me fatiguait à force de se montrer reconnaissant. Il se plaça près de moi en me disant : Oh ! vive Dieu ! mon cher patron, puisque ma bonne fortune veut que je vous rencontre, nous ne nous séparerons pas sans boire. Mais, comme il n’y a pas de bon vin dans cette auberge, je vous mènerai, s’il vous plaît, après notre petit dîner, dans un endroit où je vous régalerai d’une bouteille de Lucène des plus secs, et d’un muscat de Foncaral exquis. Il faut que nous fassions cette débauche : ne me refusez pas, je vous prie, cette satisfaction. Que n’ai-je le bonheur de vous posséder quelques jours seulement dans mon presbytère de Gabie ! vous y seriez

  1. Allusion à la doctrine du docteur Sangrado (Liv. II, chap. III).