Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/307

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considérant qu’il n’en avait plus aucune autre, tomba dans une profonde et noire mélancolie qui troubla peu à peu sa raison. Il ne regarda son père que comme un homme qui faisait tout le malheur de sa vie. Il entra dans un vif désespoir, et, sans être retenu par la voix du sang, le misérable conçut l’horrible dessein de l’empoisonner. Il ne se contenta pas de me faire confidence de cet exécrable projet, il me proposa même de servir d’instrument à sa vengeance. À cette proposition, je me sentis saisi d’effroi. Monsieur, lui dis-je, est-il possible que vous soyez assez abandonné du ciel pour avoir formé cette abominable résolution ? Quoi ! vous seriez capable de donner la mort à l’auteur de vos jours ? On verrait en Espagne, dans le sein du christianisme, commettre un crime dont la seule idée ferait horreur aux nations les plus barbares ! Non, mon cher maître, ajoutai-je en me mettant à ses genoux, non, vous ne ferez point une action qui soulèverait contre vous toute la terre, et qui serait suivie d’un infâme châtiment.

Je tins encore d’autres discours à Gaspard pour le détourner d’une entreprise si coupable. Je ne sais où j’allai prendre tous les raisonnements d’honnête homme dont je me servis pour combattre son désespoir ; mais il est certain que je lui parlai comme un docteur de Salamanque, tout jeune et tout fils que j’étais de la Coscolina. Cependant j’eus beau lui représenter qu’il devait rentrer en lui-même, et rejeter courageusement les pensées détestables dont son esprit était assailli, toute mon éloquence fut inutile. Il baissa la tête sur son estomac, et, gardant un morne silence, quelque chose que je pusse faire et dire, il me fit juger qu’il n’en démordrait point.

Là-dessus, prenant mon parti, je résolus de révéler tout à mon vieux maître ; je lui demandai un secret entretien : il me l’accorda ; et nous étant tous deux enfermés : Monsieur, lui dis-je, souffrez que je me jette à vos pieds, et que j’implore votre miséricorde. En