Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/313

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qualités du cœur et de l’esprit. Il faudrait que j’eusse perdu le jugement pour laisser échapper un établissement si avantageux pour moi.

J’approuvai fort le dessein où mon maître était de profiter d’une si belle occasion de faire sa fortune, et même je lui conseillai de brusquer les choses, tant je craignais de les voir changer ! Heureusement la dame avait encore plus que moi cette affaire à cœur ; et, bien loin de la négliger, elle donna de si bons ordres, que les préparatifs de son hyménée furent bientôt faits. Dès qu’on sut dans Cordoue que la vieille marquise d’Almenara se disposait à épouser le jeune don Manrique de Medrana, les railleurs commencèrent à s’égayer aux dépens de cette veuve ; mais ils eurent beau s’épuiser en mauvaises plaisanteries, ils ne la détournèrent point de son entreprise ; elle laissa parler toute la ville, et suivit son chevalier à l’autel. Leurs noces furent célébrées avec un éclat qui fournit une nouvelle matière à la médisance. La mariée, disait-on, aurait du moins dû, par pudeur et par bienséance, supprimer la pompe et le fracas, qui ne conviennent point du tout aux vieilles veuves qui prennent de jeunes époux.

La marquise, au lieu de se montrer honteuse d’être à son âge la femme du chevalier, se livrait sans contrainte à la joie qu’elle en ressentait. Il y eut chez elle un grand repas accompagné de symphonie, et la fête finit par un bal où se trouva toute la noblesse de Cordoue de l’un et de l’autre sexe. Sur la fin du bal, nos nouveaux mariés s’échappèrent pour gagner un appartement où ils s’enfermèrent avec une femme de chambre et moi ; ce qui fournit à la compagnie un nouveau sujet d’accuser la marquise d’avoir du tempérament ; mais cette dame était dans une disposition bien différente de celle où ils la croyaient tous. Aussitôt qu’elle se vit en particulier avec mon maître, elle lui adressa ces paroles. : Don Manrique, voici votre appartement ; le mien est dans un autre endroit de cette maison :