Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/314

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nous passerons la nuit dans des chambres séparées, et le jour nous vivrons ensemble comme une mère et son fils. Le chevalier y fut trompé d’abord : il crut que la dame ne parlait ainsi que pour l’engager à lui faire une douce violence ; et, s’imaginant devoir par politesse paraître passionné, il s’approcha d’elle, et s’offrit avec empressement à lui servir de valet de chambre ; mais, bien loin de lui permettre de la déshabiller, elle le repoussa d’un air sérieux, et lui dit : Arrêtez, don Manrique ; si vous me prenez pour une de ces tendres vieilles qui se remarient par fragilité, vous êtes dans l’erreur : je ne vous ai point épousé pour vous faire acheter les avantages que je vous fais par notre contrat de mariage ; ce sont des dons purs de mon cœur, et je n’exige de votre reconnaissance que des sentiments d’amitié. À ces mots elle nous laissa, mon maître et moi, dans notre appartement, et se retira dans le sien avec sa suivante, en défendant absolument au chevalier de l’accompagner.

Après sa retraite, nous demeurâmes, don Manrique et moi, fort étourdis de ce que nous venions d’entendre. Scipion, me dit mon maître, te serais-tu attendu au discours que la marquise vient de me tenir ? Que penses-tu d’une pareille dame ? Je pense, Monsieur, que c’est une femme comme il n’y en a point. Quel bonheur pour vous de l’avoir ! C’est posséder un bénéfice, sans être tenu d’acquitter les charges. Pour moi, reprit don Manrique, j’admire une épouse d’un caractère si estimable, et je prétends compenser par toutes les attentions imaginables le sacrifice qu’elle fait à sa délicatesse. Nous continuâmes à nous entretenir de la dame, et nous allâmes ensuite nous reposer, moi, sur un grabat dans une garde-robe, et mon maître dans un beau lit qu’on lui avait préparé, et où je crois qu’au fond de son âme il ne fut pas fâché de coucher seul, quoiqu’il se sentît assez reconnaissant pour oublier l’âge d’une femme si généreuse.