Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/34

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Je dormis peu cette nuit, et je me levai à la pointe du jour. Mais, comme il me sembla que la maîtresse d’un grand seigneur ne devait pas être visible de si bon matin, avant que d’aller chez elle je passai trois ou quatre heures à me parer, à me faire raser, poudrer et parfumer. Je voulais me présenter devant elle dans un état qui ne lui donnât pas lieu de rougir en me revoyant. Je sortis sur les dix heures, et me rendis chez elle, après avoir été demander sa demeure à l’hôtel des comédiens. Elle logeait dans une grande maison où elle occupait le premier appartement. Je dis à une femme de chambre qui vint m’ouvrir la porte, qu’un jeune homme souhaitait de parler à la dame Estelle. La femme de chambre rentra pour m’annoncer, et j’entendis aussitôt sa maîtresse qui lui dit d’un ton de voix fort élevé : Qui est ce jeune homme ? que me veut-il ? Qu’on le fasse entrer.

Je jugeai par là que j’avais mal pris mon temps, que son amant portugais était à sa toilette, et qu’elle ne parlait si haut que pour lui persuader qu’elle n’était pas fille à recevoir des messages suspects. Ce que je pensais était véritable ; le marquis de Marialva passait avec elle presque toutes les matinées. Ainsi je m’attendais à un mauvais compliment, lorsque cette originale actrice, me voyant paraître, accourut à moi les bras ouverts en s’écriant, comme par enthousiasme : Ah ! mon frère, est-ce vous que je vois ? À ces mots, elle m’embrassa à plusieurs reprises ; puis, se tournant vers le Portugais : Seigneur, lui dit-elle, pardonnez si en votre présence je cède à la force du sang. Après trois ans d’absence, je ne puis revoir un frère que j’aime tendrement sans lui donner des marques de mon amitié. Eh bien ! mon cher Gil Blas, continua-t-elle en m’apostrophant de nouveau, dites-moi des nouvelles de la famille ; dans quel état l’avez-vous laissée ?

Ce discours m’embarrassa d’abord ; mais j’y démêlai bientôt les intentions de Laure ; et, secondant son arti-