Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/388

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avec une compassion que je me gardais bien de laisser paraître, de peur qu’on ne m’en fît un crime, je crus reconnaître, parmi ceux qui avaient la tête ornée de carochas, le révérend père Hilaire et son compagnon le frère Ambroise. Ils passèrent si près de moi, que, ne pouvant m’y tromper : Que vois-je ? dis-je en moi-même. Le ciel, las des désordres de la vie de ces deux scélérats, les a donc livrés à la justice de l’Inquisition ! En parlant de cette sorte, je me sentis saisir d’effroi ; il me prit un tremblement universel, et mes esprits se troublèrent au point que je pensai m’évanouir. La liaison que j’avais eue avec ces fripons, l’aventure de Xelva, enfin tout ce que nous avions fait ensemble vint dans ce moment s’offrir à ma pensée, et je m’imaginai ne pouvoir assez remercier Dieu de m’avoir préservé du scapulaire et des carochas.

Lorsque la cérémonie fut achevée, je m’en retournai à mon hôtellerie, tout tremblant du spectacle affreux que je venais de voir ; mais les images affligeantes dont j’avais l’esprit rempli se dissipèrent insensiblement, et je ne pensai plus qu’à me bien acquitter de la commission dont mon maître m’avait chargé. J’attendis avec impatience l’heure de la comédie pour y aller, jugeant que c’était par là que je devais commencer ; et sitôt qu’elle fut venue, je me rendis au théâtre, où je m’assis auprès d’un chevalier d’Alcantara. J’eus bientôt lié conversation avec lui. Seigneur, lui dis-je, est-il permis à un étranger d’oser vous faire une question ? Seigneur cavalier, me répondit-il fort poliment, c’est de quoi je me tiendrai fort honoré. On m’a vanté, repris-je, les comédiens de Tolède ; aurait-on eu tort de m’en dire du bien ? Non, repartit le chevalier, leur troupe n’est pas mauvaise ; il y a même parmi eux de grands sujets : vous verrez entre autres la belle Lucrèce, une actrice de quatorze ans, qui vous étonnera. Vous n’aurez pas besoin, lorsqu’elle se montrera sur la scène, que je vous la fasse remarquer ; vous la démêlerez aisé-