Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/412

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C’est à quoi il doit en effet s’attendre, me répondit-il ; je te dirai que je me suis avisé de composer une brochure qui est sous la presse actuellement, et qui doit faire grand bruit dans la république des lettres. Je ne doute pas du mérite de ta production, lui répliquai-je ; mais je m’étonne que tu t’amuses à composer des brochures : il me semble que ce sont des colifichets qui ne font pas grand honneur à l’esprit. Il y en a quelquefois de bonnes, repartit Fabrice. La mienne, par exemple, est de ce nombre, quoiqu’elle ait été faite à la hâte ; car je t’avouerai que c’est un enfant de la nécessité. La faim, comme tu sais, fait sortir le loup hors du bois.

Comment ! m’écriai-je, la faim ! Est-ce l’auteur du Comte de Saldagne qui me tient ce discours ? Un homme qui a deux mille écus de rente peut-il parler ainsi ? Doucement, mon ami, interrompit Nunez ; je ne suis plus ce poète fortuné qui jouissait d’une pension bien payée. Le désordre s’est mis subitement dans les affaires du trésorier don Bertrand ; il a manié, dissipé les deniers du roi : tous ses biens sont saisis, et ma pension est allée à tous les diables. Cela est triste, lui dis-je ; mais ne te reste-t-il pas encore quelque espérance de ce côté-là ? Pas la moindre, me répondit-il ; le seigneur Gomez del Ribero, aussi gueux que son bel esprit, est abîmé ; il ne reviendra, dit-on, jamais sur l’eau.

Sur ce pied-là, lui répliquai-je, mon ami, il faut que je te fasse donner quelque poste qui te console de la perte de ta pension. Je te dispense de ce soin-là, me dit-il ; quand tu m’offrirais dans les bureaux du ministère un emploi de trois mille écus d’appointements, je le refuserais : des occupations de commis me conviennent pas au génie d’un nourrisson des Muses ; il me faut des amusements littéraires. Que te dirai-je, enfin ? je suis né pour vivre et mourir en poète, et je veux remplir mon sort.

Au reste, continua-t-il, ne t’imagine pas que nous soyons fort malheureux ; outre que nous vivons dans