Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/424

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Tu la possèdes toujours, me dit monseigneur ; mais je t’avouerai que j’ai de la répugnance à te révéler ce qui fait le sujet de la tristesse où tu me vois enseveli ; cependant je ne puis tenir contre les instances d’un serviteur et d’un ami tel que toi. Apprends donc ce qui fait ma peine ; ce n’est qu’au seul Santillane que je puis me résoudre à faire une pareille confidence. Oui, continua-t-il, je suis la proie d’une noire mélancolie qui consume peu à peu mes jours : je vois presque à tout moment un spectre qui se présente devant moi sous une forme effroyable. J’ai beau me dire à moi-même que ce n’est qu’une illusion, qu’un fantôme qui n’a rien de réel, ses apparitions continuelles me blessent la vue et m’inquiètent. Si j’ai la tête assez forte pour être persuadé qu’en voyant ce spectre je ne vois rien, je suis assez faible pour m’affliger de cette vision. Voilà ce que tu m’as forcé de te dire, ajouta-t-il ; juge à présent si j’ai tort de vouloir cacher à tout le monde la cause de ma mélancolie.

J’appris avec autant de douleur que d’étonnement une chose si extraordinaire, et qui supposait un dérangement dans la machine. Monseigneur, dis-je au ministre, cela ne viendrait-il point du peu de nourriture que vous prenez ? car votre sobriété est excessive. C’est ce que j’ai pensé d’abord, répondit-il ; et, pour éprouver si c’était à la diète que je m’en devais prendre, je mange depuis quelques jours plus qu’à l’ordinaire, et tout cela est inutile ; le fantôme ne disparaît point. Il disparaîtra, repris-je pour le consoler ; et si Votre Excellence voulait un peu se dissiper en jouant encore avec ses fidèles serviteurs, je crois qu’elle ne tarderait guère à se voir délivrée de ses noires vapeurs.

Peu de temps après cet entretien, monseigneur tomba malade ; et, sentant que l’affaire deviendrait sérieuse, il envoya chercher deux notaires à Madrid, pour leur faire faire son testament. Il fit venir aussi trois fameux médecins qui avaient la réputation de guérir quelque-