Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/44

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d’avoir bientôt quelque aventure. Je m’attirai les regards de plusieurs cavaliers. Il y en eut qui voulurent sonder le gué. Ils firent parler à ma vieille hôtesse ; mais les uns n’avaient pas de quoi fournir aux frais d’un établissement, et les autres n’avaient pas encore pris la robe virile, ce qui suffisait pour m’ôter toute envie de les écouter. J’en savais les conséquences. Un jour il nous vint en fantaisie, à Dorothée et à moi, d’aller voir jouer les comédiens de Séville. Ils avaient affiché qu’ils représenteraient La famosa Comedia, el Embaxador de si-mismo[1] composée par Lope de Vega Carpio.

Parmi les actrices qui parurent sur la scène, je démêlai une de mes anciennes amies. Je reconnus Phénice, cette grosse réjouie que tu as vue femme de chambre de Florimonde, et avec qui tu as quelquefois soupé chez Arsénie. Je savais bien que Phénice était hors de Madrid depuis plus de deux ans, mais j’ignorais qu’elle fût comédienne. J’avais une impatience de l’embrasser qui me fit trouver la pièce fort longue. C’était peut-être aussi la faute de ceux qui la représentaient, et qui ne jouaient pas assez bien ou assez mal pour m’amuser. Car pour moi qui suis une rieuse, je t’avouerai qu’un acteur parfaitement ridicule ne me divertit pas moins qu’un excellent.

Enfin, le moment que j’attendais étant arrivé, c’est-à-dire la fin de la famosa Comedia, nous allâmes, ma veuve et moi, derrière le théâtre, où nous aperçûmes Phénice qui faisait la tout aimable et écoutait en minaudant le doux ramage d’un jeune oiseau qui s’était apparemment laissé prendre à la glu de sa déclamation. Sitôt qu’elle m’eut remarquée, elle le quitta d’un air gracieux, vint à moi les bras ouverts et me fit toutes les amitiés imaginables : de mon côté, je l’embrassai de tout mon cœur. Nous nous témoignâmes mutuellement la joie que nous avions de nous revoir : mais le temps

  1. L’ambassadeur de soi-même.