Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/46

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naissance. C’est un état qui tient un milieu entre la noblesse et la bourgeoisie, une condition libre et affranchie des bienséances les plus incommodes de la vie civile. Nos revenus nous sont payés en espèces par le public qui en possède le fonds. Nous vivons toujours dans la joie et dépensons notre argent comme nous le gagnons.

Le théâtre, poursuivit-elle, est favorable surtout aux femmes. Dans le temps que je demeurais chez Florimonde, j’en rougis quand j’y pense, j’étais réduite à écouter les gagistes de la troupe du prince ; pas un honnête homme ne faisait attention à ma figure. D’où vient cela ? C’est que je n’étais point en vue. Le plus beau tableau qui n’est pas dans son jour ne frappe point. Mais depuis que je suis sur mon piédestal, c’est-à-dire sur la scène, quel changement ! Je vois à mes trousses la plus brillante jeunesse des villes par où nous passons. Une comédienne a donc beaucoup d’agrément dans son métier. Si elle est sage, je veux dire que si elle ne favorise qu’un amant à la fois, cela lui fait tout l’honneur du monde ; on loue sa retenue, et lorsqu’elle change de galant on la regarde comme une véritable veuve qui se remarie. Encore voit-on celle-ci avec mépris quand elle convole en troisièmes noces ; on dirait qu’elle blesse la délicatesse des hommes : au lieu que l’autre semble devenir plus précieuse, à mesure qu’elle grossit le nombre de ses favoris. Après cent galanteries, c’est un ragoût de seigneur.

À qui dites-vous cela, interrompis-je en cet endroit. Pensez-vous que j’ignore ces avantages ? Je me les suis souvent représentés, et, je ne t’en fais pas mystère, ils ne flattent que trop une fille de mon caractère. Je me sens même de l’inclination pour la comédie ; mais cela ne suffit pas. Il faut du talent, et je n’en ai point. J’ai quelquefois voulu réciter des tirades de pièces devant Arsénie ; elle n’a pas été contente de moi : cela m’a dégoûtée du métier. Tu n’es pas difficile à rebuter