Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/47

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reprit Phénice. Ne sais-tu pas que ces grandes actrices-là sont ordinairement jalouses ? Elles craignent, malgré toute leur vanité, qu’il ne vienne des sujets qui les effacent. Enfin, je ne m’en rapporterais pas là-dessus à Arsénie ; elle n’a pas été sincère. Je te dirai, moi, sans flatterie, que tu es née pour le théâtre. Tu as du naturel, l’action libre et pleine de grâces, le son de la voix doux, une bonne poitrine, et avec cela un minois ! Ah ! friponne, que tu charmeras de cavaliers, si tu te fais comédienne !

Elle me tint encore d’autres discours séduisants et me fit déclamer quelques vers, seulement pour me faire juger moi-même de la belle disposition que j’avais à débiter du comique. Lorsqu’elle m’eut entendue, ce fut bien autre chose. Elle me donna de grands applaudissements et me mit au-dessus de toutes les actrices de Madrid. Après cela, je n’aurais pas été excusable de douter de mon mérite. Arsénie demeura atteinte et convaincue de jalousie et de mauvaise foi. Il me fallut convenir que j’étais un sujet tout admirable. Deux comédiens qui arrivèrent dans le moment, et devant qui Phénice m’obligea de répéter les vers que j’avais déjà récités, tombèrent dans une espèce d’extase, d’où ils ne sortirent que pour me combler de louanges. Sérieusement quand ils se seraient défiés tous trois à qui me louerait davantage, ils n’auraient pas employé d’expressions plus hyperboliques. Ma modestie ne fut point à l’épreuve de tant d’éloges. Je commençai à croire que je valais quelque chose, et voilà mon esprit tourné du côté de la comédie.

Oh çà, ma chère, dis-je à Phénice, c’en est fait ; je veux suivre ton conseil et entrer dans ta troupe, si elle l’a pour agréable. À ces paroles, mon amie, transportée de joie, m’embrassa, et ses deux camarades ne me parurent pas moins ravis qu’elle de me voir ces sentiments. Nous convînmes que le jour suivant je me rendrais au théâtre dans la matinée et ferais voir à la