Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/48

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troupe assemblée le même échantillon que je venais de montrer de mon talent. Si j’avais fait concevoir une opinion avantageuse de moi chez Phénice, tous les comédiens en jugèrent encore plus favorablement lorsque j’eus dit en leur présence une vingtaine de vers seulement. Ils me reçurent volontiers dans leur compagnie. Après quoi je ne fus plus occupée que de mon début. Pour le rendre plus brillant, j’employai tout ce qui me restait d’argent de ma bague ; et si je n’en eus pas assez pour me mettre superbement, du moins je trouvai l’art de suppléer à la magnificence par un goût tout galant.

Je parus enfin sur la scène pour la première fois. Quels battements de mains ! quels éloges ! Il y a de la modération, mon ami, à te dire simplement que je ravis les spectateurs. Il faudrait avoir été témoin du bruit que je fis dans Séville pour y ajouter foi. Je devins l’entretien de toute la ville, qui, pendant trois semaines entières, vint en foule à la comédie ; de sorte que la troupe rappela par cette nouveauté le public qui commençait à l’abandonner. Je débutai donc d’une manière qui charma tout le monde. Or, débuter ainsi, c’était comme si j’eusse fait afficher que j’étais à donner au plus offrant et dernier enchérisseur. Vingt cavaliers de toutes sortes d’âges et de conditions s’offrirent à l’envi de prendre soin de moi. Si j’eusse suivi mon inclination, j’aurais choisi le plus jeune et le plus joli ; mais nous ne devons, nous autres, consulter que l’intérêt et l’ambition, lorsqu’il s’agit de nous établir : c’est une règle de théâtre. C’est pourquoi don Ambrosio de Nisana, homme déjà vieux et mal fait, mais riche, généreux et l’un des plus puissants seigneurs d’Andalousie, eut la préférence. Il est vrai que je la lui fis bien acheter. Il me loua une belle maison, la meubla très magnifiquement, me donna un bon cuisinier, deux laquais, une femme de chambre et mille ducats par mois à dépenser. Il faut ajouter à cela de riches habits