Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/5

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Après avoir fait la restitution au marchand qui ne s’y était nullement attendu, je revins au château de Leyva. Le comte de Polan n’y était plus ; il avait repris le chemin de Tolède avec Julie et don Fernand. Je trouvai mon nouveau maître plus épris que jamais de sa Séraphine, sa Séraphine enchantée de lui, et don César charmé de les posséder tous deux. Je m’attachai à gagner l’amitié de ce tendre père ; et j’y réussis. Je devins l’intendant de la maison ; c’était moi qui réglais tout ; je recevais l’argent des fermiers ; je faisais la dépense, et j’avais sur les valets un empire despotique : mais, contre l’ordinaire de mes pareils, je n’abusais point de mon pouvoir. Je ne chassais pas les domestiques qui me déplaisaient, et n’exigeais pas des autres qu’ils me fussent entièrement dévoués. S’ils s’adressaient directement à don César ou à son fils pour demander des grâces, bien loin de les traverser, je parlais en leur faveur. D’ailleurs, les marques d’affection que mes deux maîtres me donnaient à toute heure m’inspiraient un zèle pur pour leur service. Je n’avais en vue que leur intérêt : aucun tour de passe-passe dans mon administration : j’étais un intendant comme on n’en voit point.

Pendant que je m’applaudissais du bonheur de ma condition, l’amour, comme s’il eût été jaloux de ce que la fortune faisait pour moi, voulut aussi que j’eusse quelques grâces à lui rendre ; il fit naître dans le cœur de la dame Lorença Séphora, première femme de Séraphine, une inclination violente pour monsieur l’intendant. Ma conquête, pour dire les choses en fidèle historien, frisait la cinquantaine. Cependant un air de fraîcheur, un visage agréable, et deux beaux yeux dont elle savait habilement se servir, pouvaient la faire encore passer pour une espèce de bonne fortune. Je lui aurais souhaité seulement un teint plus vermeil, car elle était fort pâle ; ce que je ne manquai pas d’attribuer à l’austérité du célibat.