Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/58

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ou en moine, et tantôt en cavalier ou en paysan. Est-ce donc un avantage de savoir faire de l’or à ce prix-là : et les richesses ne sont-elles pas un vrai supplice pour les personnes qui n’en jouissent pas tranquillement ?

Ce discours me paraît fort sensé, dis-je alors au philosophe. Rien n’est tel que de vivre en repos. Vous me dégoûtez de la pierre philosophale. Je me contenterai d’apprendre de vous ce qui doit m’arriver. Très volontiers, me répondit-il, mon enfant. J’ai fait déjà des observations sur vos traits ; voyons à présent votre main. Je la lui présentai avec une confiance qui ne me fera guère d’honneur dans l’esprit de quelques lecteurs, qui peut-être à ma place en auraient fait autant. Il l’examina fort attentivement, et dit ensuite avec enthousiasme : Ah ! que de passages de la douleur à la joie, et de la joie à la douleur ! Quelle succession bizarre de disgrâces et de prospérités ! Mais vous avez déjà éprouvé une grande partie de ces alternatives de fortune. Il ne vous reste plus guère de malheurs à essuyer, et un seigneur vous fera une agréable destinée qui ne sera point sujette au changement.

Après m’avoir assuré que je pouvais compter sur cette prédiction, il me dit adieu, et sortit de l’auberge, où il me laissa fort occupé des choses que je venais d’entendre. Je ne doutais point que le marquis de Marialva ne fût le seigneur en question, et par conséquent rien ne me paraissait plus possible que l’accomplissement de la prédiction. Mais, quand je n’y aurais pas vu la moindre apparence, cela ne m’eût point empêché de donner au faux moine une entière créance : tant il s’était acquis, par son élixir, d’autorité sur mon esprit ! De mon côté, pour avancer le bonheur qui m’était prédit, je résolus de m’attacher au marquis plus que je n’avais fait à aucun de mes maîtres. Ayant pris cette résolution, je me retirai à notre hôtel avec une gaieté que je ne puis exprimer ; jamais femme n’est sortie si contente de chez une devineresse.