Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/64

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de vous avertir de prévenir par une prompte fuite quelque sinistre accident.

Il y aurait eu du superflu à m’en dire davantage. Je rendis grâce de cet avertissement à l’histrion, qui vit bien, à mon air effrayé, que je n’étais pas homme à donner un démenti au sous-moucheur de chandelles ; comme en effet je ne me sentais nullement d’humeur à porter jusque-là l’effronterie. Je ne fus pas même tenté d’aller dire adieu à Laure, de peur qu’elle ne voulût m’engager à payer d’audace. Je concevais bien qu’elle était assez bonne comédienne pour se tirer d’un si mauvais pas ; mais je ne voyais qu’un châtiment infaillible pour moi, et je n’étais pas assez amoureux pour le braver. Je ne songeai qu’à me sauver avec mes dieux pénates, je veux dire avec mes hardes. Je disparus de l’hôtel en un clin d’œil ; et je fis, en moins de rien, enlever et transporter ma valise chez un muletier qui devait le jour suivant partir à trois heures du matin pour Tolède. J’aurais souhaité d’être déjà chez le comte de Polan, dont la maison me paraissait le seul asile qui fût sûr pour moi. Mais je n’y étais pas encore ; et je ne pouvais sans inquiétude penser au temps qui me restait à passer dans une ville où j’appréhendais qu’on ne me cherchât dès la nuit même.

Je ne laissai pas d’aller souper à mon auberge, quoique je fusse aussi troublé qu’un débiteur qui sait qu’il y a des alguazils à ses trousses. Ce que je mangeai ce soir-là ne fit pas, je crois, un excellent chyle dans mon estomac. Misérable jouet de la crainte, j’examinais toutes les personnes qui entraient dans la salle ; et quand par malheur il y venait des gens de mauvaise mine, ce qui n’est pas rare dans ces endroits-là, je frissonnais de peur. Après avoir soupé dans de continuelles alarmes, je me levai de table, et m’en retournai chez mon muletier, où je me jetai sur de la paille fraîche jusqu’à l’heure du départ.

On peut dire que ma patience fut bien exercée pen-