Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/65

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dant ce temps-là ; mille désagréables pensées vinrent m’assaillir. Si quelquefois je m’assoupissais, je voyais le marquis furieux qui meurtrissait de coups le beau visage de Laure, et brisait tout chez elle ; ou bien je l’entendais ordonner à ses domestiques de me faire mourir sous le bâton. Je me réveillais là-dessus en sursaut ; et le réveil, qui est ordinairement si doux après un songe affreux, me devenait plus cruel encore que mon songe.

Heureusement le muletier me retira d’une si grande peine, en venant m’avertir que ses mules étaient prêtes. Je fus aussitôt sur pied, et, grâce au ciel, je partis radicalement guéri de Laure et de la chiromancie. À mesure que nous nous éloignions de Grenade, mon esprit reprenait sa tranquillité. Je commençai à m’entretenir avec le muletier ; je ris de quelques plaisantes histoires qu’il me raconta, et je perdis insensiblement toute ma frayeur. Je dormis d’un sommeil paisible à Ubeda, où nous allâmes coucher la première journée, et la quatrième nous arrivâmes à Tolède. Mon premier soin fut de m’informer de la demeure du comte de Polan, et je m’y rendis, bien persuadé qu’il ne souffrirait pas que je fusse logé ailleurs que chez lui. Mais je comptais sans mon hôte. Je ne trouvai au logis que le concierge, qui me dit que son maître était parti la veille pour le château de Leyva, d’où on lui avait mandé que Séraphine était dangereusement malade

Je ne m’étais point attendu à l’absence du comte : elle diminua la joie que j’avais d’être à Tolède et fut cause que je pris un autre dessein. Me voyant si près de Madrid, je résolus d’y aller. Je fis réflexion que je pourrais me pousser à la cour, où un génie supérieur, à ce que j’avais ouï dire, n’était pas absolument nécessaire pour s’avancer. Dès le lendemain, je me servis de la commodité d’un cheval de retour pour me conduire à cette capitale de l’Espagne. La fortune m’y conduisait pour me faire jouer de plus grands rôles que ceux qu’elle m’avait déjà fait faire.