Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/68

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dois encore de reste et que j’ai bien la mine de m’en retourner comme je suis venu.

On s’intéresse pour un brave homme qu’on voit souffrir. Je l’exhortai à tenir bon ; je m’offris à lui mettre au net gratuitement ses placets. J’allai même jusqu’à lui ouvrir ma bourse et à le conjurer d’y prendre tout l’argent qu’il voudrait. Mais il n’était pas de ces gens qui ne se le font pas dire deux fois dans une pareille occasion. Tout au contraire, se montrant très délicat là-dessus, il me remercia fièrement de ma bonne volonté. Ensuite il me dit que, pour n’être à charge à personne, il s’était accoutumé peu à peu à vivre avec tant de sobriété que le moindre aliment suffisait pour sa subsistance, ce qui n’était que trop véritable : il ne vivait que de ciboules et d’oignons. Aussi n’avait-il que la peau et les os. Pour n’avoir aucun témoin de ses mauvais repas, il s’enfermait ordinairement dans sa chambre pour les faire. J’obtins pourtant de lui, à force de prières, que nous dînerions et souperions ensemble ; et, trompant sa fierté par une ingénieuse compassion, je me fis apporter beaucoup plus de viande et de vin qu’il n’en fallait pour moi. Je l’excitai à boire et à manger. Il voulut d’abord faire des façons ; mais enfin il se rendit à mes instances. Après quoi, devenant insensiblement plus hardi, il m’aida de lui-même à rendre mon plat net et à vider ma bouteille.

Lorsqu’il eut bu quatre ou cinq coups et réconcilié son estomac avec une bonne nourriture : En vérité, me dit-il d’un air gai, vous êtes bien séduisant, seigneur Gil Blas ; vous me faites faire tout ce qu’il vous plaît. Vous avez des manières engageantes et qui m’ôtent jusqu’à la crainte d’abuser de votre humeur bienfaisante. Mon capitaine me parut alors si défait de sa honte, que, si j’eusse voulu saisir ce moment-là pour le presser encore d’accepter ma bourse, je crois qu’il ne l’aurait pas refusée. Je ne le remis point à cette épreuve ; je me contentai de l’avoir fait mon commen-