Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/7

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attendu que cela regardait la dame Lorença Séphora, dont il craignait, disait-il, de s’attirer le ressentiment. J’avais trop d’envie d’apprendre ce qu’il avait à me dire, pour ne lui pas promettre d’être discret ; mais, sans paraître y prendre le moindre intérêt, je lui demandai, le plus adroitement possible, ce que c’était que la découverte dont il me faisait fête. Lorença, me dit-il, fait secrètement entrer tous les soin dans son appartement le chirurgien du village, qui est un jeune homme des mieux bâtis, et le drôle y demeure assez longtemps. Je veux croire, ajouta-t-il d’un air malin, que cela peut fort bien être innocent ; mais vous conviendrez qu’un garçon qui se glisse mystérieusement dans la chambre d’une fille dispose à mal juger d’elle.

Quoique ce rapport me fît autant de peine que si j’eusse été véritablement amoureux, je me gardai bien de le faire connaître ; je me contraignis jusqu’à rire de cette nouvelle qui me perçait l’âme. Mais je me dédommageai de cette contrainte dès que je me vis sans témoins. Je pestai, je jurai ; je rêvai au parti que je prendrais. Tantôt, méprisant Lorença, je me proposais de l’abandonner, sans daigner seulement m’éclaircir avec la coquette ; et tantôt, m’imaginant qu’il y allait de mon honneur de donner la chasse au chirurgien, je formais le dessein de l’appeler en duel. Cette dernière résolution prévalut. Je me mis en embuscade sur le soir, et je vis effectivement mon homme entrer d’un air mystérieux dans l’appartement de ma duègne. Il fallait cela pour entretenir ma fureur, qui se serait peut-être ralentie. Je sortis du château, et m’allai poster sur le chemin par où le galant devait s’en retourner. Je l’attendais de pied ferme, et chaque moment irritait l’envie que j’avais de me battre. Enfin, mon ennemi parut. Je fis quelques pas en matamore pour l’aller joindre ; mais je ne sais comment diable cela se fit, je me sentis tout à coup saisir, comme un héros d’Homère, d’un mouvement