Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/92

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détourner ; mais le bourreau continua d’en prendre la même quantité chaque jour. Par cette ruse, augmentant le profit qu’il tirait de la desserte de la table qui lui appartenait de droit, il se mit en état d’envoyer du moins de la viande cuite à sa mignonne, s’il ne pouvait plus lui en fournir de crue. Le diable n’y perdait rien, et le comte n’était guère plus avancé d’avoir le phénix des intendants. L’abondance excessive que je vis alors régner dans les repas me fit deviner ce nouveau tour, et j’y mis bon ordre aussitôt en retranchant le superflu de chaque service ; ce que je fis toutefois avec tant de prudence, qu’on n’y aperçut point un air d’épargne. On eût dit que c’était toujours la même profusion ; et néanmoins par cette économie je ne laissai pas de diminuer considérablement la dépense. Voilà ce que le patron demandait ; il voulait ménager sans paraître moins magnifique. Son avarice était subordonnée à son ostentation.

Je n’en demeurai point là ; je réformai un autre abus : trouvant que le vin allait bien vite, je soupçonnai qu’il y avait encore de la tricherie de ce côté-là. Effectivement, s’il y avait, par exemple, douze cavaliers à la table du seigneur, il se buvait cinquante et quelquefois jusqu’à soixante bouteilles. Cela m’étonnait ; je consultai là-dessus mon oracle, c’est-à-dire mon marmiton, avec qui j’avais des entretiens secrets, et qui me rapportait fidèlement tout ce qui se disait et se faisait dans la cuisine, où il n’était suspect à personne. Il m’apprit que le dégât dont je me plaignais venait d’une nouvelle ligue faite entre le maître-d’hôtel, le cuisinier et les laquais qui versaient à boire ; que ceux-ci remportaient les bouteilles à demi-pleines, qui se partageaient ensuite entre les confédérés. Je parlai aux laquais ; je les menaçai de les mettre à la porte s’ils s’avisaient de récidiver, et il n’en fallut pas davantage pour les faire rentrer dans leur devoir. Mon maître, que j’avais grand soin d’informer des moindres choses que je faisais pour son