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VIE DE LUCAIN.


site point à placer la Pharsale au-dessus des Métamorphoses d’Ovide, et presque à côté de Virgile. Quintilien, juge bien autrement éclairé, reconnaît dans Lucain un génie hardi, élevé, et l’admet au nombre des orateurs plutôt (pie des poètes. Les écrivains français l’ont jugé diversement. Corneille l’a aimé jusipi’à l’cntlioiisiasme : Hoileau l’ap]) ! cuvait peu. ^ ollaire en parle avec admiration, et lui sait gré d’avoir donne l’exemple d’une épopée pliilosoplii(iue,et presque dénuée de liclions. Marnionkl a voulu prouver melliodiquemcnl son génie ; et La Harpe l’a doublement attaqué par la supériorité de ses critiques, et par la faiblesse de ses Iraductions. En dépit de l’enthousiasme et des raLsonnenients de Marmonlel, la Phursale ne saurait être mise au rang des belles productions de la muse épique. Le jugement des siècles e>l sans appel. La l’Iinrsale, où l’on ne peut niéconnailre du génie et de beaux traits d’éloquence, reste frappée de deux défauts invincibles, le froid et la déclamation. Le style de ce poëme, qui brille souvent par la précision, la force et de grandes images, appartient à une époque de décadence ou de faux goût ; sorte de désignation qui n’a rien d’arbitraire, et ne lient pas à un préjugé, mais qui résulte de la nature des choses. Après une époque littéraire, féconde en chefs-d’œuvre, il est impossible qu’on ne voie la subtilité, la fausse grandeur et l’énergie outrée, s’introduire à côté des innovations les plus heureuses, et le faux goût devenir une combinaison nouvelle et un moyen de variété. On peut même observer que tous les sujets et tous les genres ne souffriront pas également de cet alliage à peu pi es inévitable dans les derniers âges d’une littérature. Tacite, génie fort supérieur à Lucain, est pourtant un génie de la même famille : il a, dans sa diction tant admirée, quelques-uns des défauts de ce poète ; mais il les assortit à la sonibie énergie de son sujet, et les couvre de beautés originales et neuves. Lucain, transportant les défauts d’un siècle subtil et déi lamateur dans la composition épique, celle de toutes qui demande le plus de facilité, d’inspiration et de sublime sanse.-fort, reste aussi loin d’Homère (pi’il l’est du naturel et de la vérité. »

M. Nisard, dans ses Études de mœurs et de critique sur les poëtes latins de la décadence, a jugé Lucain avec de grands détails, et a même intitulé de ce nom célèbre le second volume de son ouvrage ; il y cherche, tant dans Lucain que datis les poêles de la même époque, les causes, la marche, et les effets généraux des décadences littéraires. Les fragments qu on va lire, pris en divers endroits de ce livre, traitent piutôt du fond même de la Phars :tle, du sens de ce pocaie, de sa morale, que de la forme[1].

De l’idée de la Pharsale, tome II, p. 29.

Est-ce le triomphe momentané que la liberté romaine remporta sur la tyrannie par la mort de César ?

Est-ce la réhabilitation du parti de Caton ?

Est-ce simplement une suite d’imprécations poétiques contre les guerres civiles ?

Est-ce enfin une déclamation contre le caprice de la (ortune qui se joue des réputations et des empires, élève l’un et renverse l’autre, le plus souvent élève et renverse le même homme, etc. ?

Il y a un peu de tout cela dans la Pharsale, et c’est là son premier et son plus grand défaut. On n’en aperçoit pas le but ; on y trouve tantôt un pompéien qui écrit un pamphlet contre César ; tantôt un ami et un disciple de Caton qui ne ménage guère plus le gendre que le beau-père ; tantôt un sceptique qui ne croit ni a Calon, ni à Pompée, ni à César, ni aux vieilles lois, ni ù la liberté, ni aux dieux ; tantôt un fataliste, qui ne voit dans les événements (]ue des coups de la fortune, dans les victoires que des faveurs de la déesse, dans les défaites que ses disgrâces, et qui s’épargne la responsabilité du blâme ou de l’éloge des actions, en les regardant comme les décrets du liasard ; tantôt un poète qui trouve son compte à dire le vrai comme le faux, et qui se décide pour l’un ou pour l’autre, non pas d’après ses convictions, mais d’après ce qu’il en peut tirer de développements poétiques ; qui, par exenip’e, met sans façon les anecdotes du camp de César dans le camp de Pompée, prête aux pompéiens les belles norls des césariens, fait des scènes, d.-s dratnes, avrC des actions insignilianles, et convertit de pauvres soldats en héros. Il y a tel passage où Lucain semble encore plus détester la guerre civile que le parti de César ; tel autre où il se range du côlé de la fortune comme tout le monde. Des commentateurs qui ne pouvaient pas expliquer cette absence d’unité, et qui voulaient à toute force que Lucain, en sa qualité d’ancien, n’eût pas fait la faute d’ei ! manquer, ont pris le parti de dire que l’ouvrage n’étant point achevé, on ne pouvait prononcer sur cette question. Il est vraisemblable que notre poëte eût donné à la fin de son poëme la clef des premiers chants. À la bonne heure !

Page 32.
Si l’on voulait expliquer la pensée de la Pharsale par l’état moral et politique des contemporains de
  1. M. Nisard a hésité longtemps à nous donner ces fragments. Il était partagé entre la crainte de paraître abuser de sa position de directeur de la Collection, en y faisant des citations de ses propres ouvrages, et le scrupule, non moins naturel, de sembler omettre, comme non avenu, dans cette partie de la critique ancienne, un livre écrit ex professo, sur ce sujet, avec des principes et des habitudes de respect profond pour le lecteur. Nous avons cru devoir décider la chose de nous-mêmes, et nous prenons très-volontiers la responsabilité, tant des citations qu’un va lire que du fait de tes avoir insérées dans une collection dirigée par M. Nisard.
    Note des éditeurs.