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VIE DE LUCAIN.


bles douleurs, ses évanouissements, les fréquents désordres de ses cheveux, le soin qu’elle a de se tenir religieusement dans la moitié du lit nuptial, et de ne pas empiéter, même dans ses rêves d’amour, sur la place que devait occuper son mari, de peur de ne l’y pas trouver (l. V, v. 811-813), la sévérité fort injuste qu’elle montre contre elle-même en se qualifiant de concubine, quoiqu’elle soit très légitimement femme de Pompée (l. 7-104) ; tous ces paroxismes de tendresse conjugale m’en appremient moins sur l’âme des t’emnies cl sur la puissance de leins affections (pie les simples pressentiments d’Androuiaque disant adieu à Hector, et que ce long regard où le sourire brille à travers les larmes.

Que dire de Marcia, femme reprise de Caton ? Quelle est celle étrange passion pour les renommées, qui la fait passer tour à tour du lit d’Hortensius dans le lit de Caton ? À quel pays appartient celle femme qui vient prier son ancien mari de lui donner de nouveau sou nom, par la raison (^l’ayant fait tous les enfants qu’elle pouvait faire (1.2, v. 340), et que n’étant plus bonne au mariage comme moyen de propager l’espèce, elle n’a d’autre ambition que d’inscrire sur sa tombe le nom de Caton ? Quelle est cette espèce d’épouse qui se meiutril le sein et se couvre de cendre (l. 2-530) pour se faire bien venir de son mari, et quelle est l’espèce de mari auprès duquel une femme peut espérer de rentrer en grâce au moyen d’une pareille coquetterie ?

Je pourrais ainsi prendre un à un tous les personnages secondaires de la Pharsale, et montrer combien ils sont presque tous plus ou moins en dehors de la vie humaine. Mais, outre qu’une telle étude est desséchante, la plupart de ces personnages ne sont pas assez intéressants dans l’histoire pour que ce soit un tort grave de les avoir falsifiés dans un poëme.

Il y a cependant des traits de vérité pratique dans Lucain ; il y en a autant que pouvait en recueillir, dans ses meilleurs moments, aux heures trop rares de solitude et de désintéressement littéraire, un poêle que tout conspirait à gâter, maîtres, parents, amis, public. Ce sont des instincts heureux, je dirais presque des distractions, qui se glissent de temps en temps à travers les préoccupations du poète à la mode. Ces traces de vérité ont plutôt l’air de détails échappés à sa négligence, à sa paresse, que d’inspirations contrôlées par son expérience des choses de la vie, ou sorties naturellement de cet instinct supérieur qui, dans les hommes de génie, devance et complète tout à la fois les données de l’expérience. Il est remarquable que ces traits se rencontrent particulièrement dans les personnages épisodiques de l’ouvrage, dans ces figures toutes de fantaisie que Lucain jette au milieu du grand drame, acteurs d’un moment dont les noms et les destinées n’appartiennent qu’à lui . Or, ces personnages parlent quelquefois et agissent simplement à la faveur de leur insignifiance ; on voit que Lucain ne compte pas sur eux pour les applaudissements de la lecture publique, que ces noms obscurs n’exciteront aucune attente, qu’on les lui passera comme on passe à un auteur dramatique certaines scènes pâles et tout à fait préparatoires qui servent à donner aux personnages principaux le temps de s’habiller ; au lieu que les vrais héros, ceux qu’on attend, ceux pour qui .’es amis demandent le silence et le recueillement, sont presque toujours faux en proportion de ce qu’il y a mis de soins et d’apprêts. Ceux-là même pourtant peuvent vous apprendre quelque chose sur la nature humaine ; mais c’est un enseignement tout négatif : ils vous disent ce que la nature humaine n’est pas ; c’est la moitié de ce qu’il faut pour savoir ce qu’elle est. En cela, les écrivains faux sont bons à étudier, et Lucain particulièrement, parce qu’il y a peu d’écrivains qui soient plus faux avec plus de talent.


Qu’il n’y a rien à apprendre dans la Pharsale, sur la grande lutte qui en est le sujet, page 404.

Lucain a-t-il résume la vie sociale et politique d’une époque ? Pas davantage. Je déclare que celui qui ne connaîtrait que par la lecture de la Pharsale la guerre civile qui mit aux prises Pompée et César n’en connaîtrait rien ; ou, ce qui est pis, n’eu aurait guère que de fausses idées.

D’abord, les principaux personnages n’étant pas vrais, selon moi, ni sous le rapport historique, ni sous le rapport philosophique, ni comme hommes, lù comme types généraux, si d’ailleurs ces personnages sont les seuls représentants authentiques des intérêts et des opinions qui ont agité leur temps, voilà toute une moitié de l’époque qui reste dans l’ombre. En second lieu, là où les hommes ne sont pas vrais, comment les événements poui raient-ils l’être ? S’il est vrai que les événements, au point de vue de la philosophie de l’histoire, sont dominés par une volonté supérieure, et soumis à des lois fatales, ils ne sont, sous le point de vue pratique, que l’ouvrage des hommes ou d’un homme qui se trouve valoir mieux que tous ses contemporains. Mais les hommes étant mal compris, comment leur ouvrage le serait-il mieux ? El comme une époque sociale et politique n’est, après tout, que le temps et l’espace où se joue le drame des hommes qui préparent, consomment ou suivent les événements, quel sens peut avoir une époque dont l’historien, philosophe ou poêle, n’aura su caractériser ni les événements ni les hommes ?

Mais, même en considérant les événements comme ayant une sorte d’existence indépendante des hommes, quelle lumière trouvez-vous sur ce point dans Lucain ? Au profit de qui et de quoi, contre qui et contre quoi s’opère la révolution monarchique dans