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LUCAIN.


seurs, les lambeaux qu’ils reconnaissent. Moi-même, je m’en souviens, impatient de placer sur le bûcher défendu les restes défigurés de mon frère, il me fallut parcourir les cadavres entassés par la paix de Sylla, et longtemps chercher parmi tous ces morts quel tronc convenait à sa tête.

Dirai-je les sanglantes représailles ? Le jeune Marius misérablement immolé sur la tombe de Catulus, dont peut-être les mânes s’indignèrent de cette expiation féroce ? Je l’ai vu ce corps en lambeaux, dont chaque membre était une plaie, cette victime mutilée attendant le coup mortel, et ce raffinement inouï de cruauté qui ménageait la vie d’un cadavre. Les mains ont été coupées par le glaive ; la langue arrachée palpite encore sur la terre, et frappe le vide d’un mouvement sans voix. L’un tranche les oreilles, un autre les narines ; un troisième arrache les yeux de leurs creux orbites, ces yeux qui viennent de jeter un dernier regard sur les membres déchirés. L’avenir pourra croire à peine tant de supplices, tant de meurtres accumulés sur un seul homme. Un corps écrasé par la chute d’un édifice n’est pas plus broyé sous le poids de cette ruine : les naufragés, engloutis au milieu de l’océan, ne sont pas jetés plus ii ;formes au rivage. Mais pourquoi perdre le fruit du crime ? Pourquoi mutiler ainsi Marius comme un proscrit vulgaire ? Sylla ne peut jouir du meurtre et contempler sa victime s’il ne la doit pas reconnaître. Fortune, qu’on adore à Préneste, tu vois tout ton peuple périr à la fois sous le glaive, une nation entière tombant comme une seule tète. La fleur de l’Hespérie, tout ce qui restait de jeunesse dans le Latium, moissonné dans le Champ-de-Mars, ensanglante la malheureuse ville. Un a vu souvent autant de jeunes hommes cruellement enlevés ensemble par la famine, la fureur des eaux, les ruines soudaines, les désastres de la guerre, les fléaux de la terre et du ciel ; jamais par un supplice. À peine à travers cette cohue de peuple, à travers cette multitude tremblante devant la mort qui la menace, le meurtrier peut-il lever le fer. Les corps ne tombent pas sous le coup mortel ; ils vacillent et chancellent : mais la masse des victimes les renverse. Les cadavres deviennent complices des bourreaux, et le poids des morts étouffe les vivants. Tranquille sur son trône élevé, Sylla, spectateur impassible d’un tel crime, contemple sans pitié ces milliers de citoyens qu’il a condamnés à mourir. Le gouffre de Thyrrène doit bientôt recevoir tous les cadavres amoncelés. Les premiers tombent dans le fleuve, les autres tombent sur les corps : les barques rapides échouent contre cette digue sanglante : au-dessous, l’eau s’écoule dans la mer ; au-dessus, elle se brise contre l’obstacle. Cependant les flots de sang s’ouvrent un passage et débordent dans les campagnes : le torrent