Page:Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/174

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senté à Mécène par Pollion, et par Mécène à Auguste, il obtint, grâce à ces protecteurs puissants, la restitution de ses biens. Il est d’ailleurs beaucoup plus naturel de rattacher à cette circonstance en quelque sorte décisive de la vie du poëte ses premiers essais poétiques, et de laisser le chantre des forêts et des troupeaux dans sa solitude champêtre jusqu’au moment où la violence des temps l’en chasse, et arrache à son âme contristée la première et la plus délicieuse plainte de l’exilé. Il n’entre pas dans le plan de cette notice de comparer Virgile à Théocrite, ni d’examiner, avec certains critiques, si le poëte latin a forcé le genre pastoral, et l’a gâté par des raffinements excessifs. On ne renonce pas aisément à admirer ce qui est vif et plein de grâces, pour rechercher dans quelle mesure l’érudition s’y mêle à l’originalité. Que nous importe après tout que les bergers de Virgile s’expriment dans la langue exquise des patriciens, si les sentiments qu’ils expriment sont exquis ?

Si les Églogues rendent un si naïf témoignage de la vie, des mœurs, des goûts, des connaissances et du tour d’esprit de ce grand poëte, que dire des Géorgiques, de son plus bel ouvrage, du fruit le plus mûr de la science et de la méditation ? Virgile consacra, dit-on, sept années à son chef-d’œuvre, et paraît ne l’avoir achevé qu’en 724, après la célèbre ambassade que Tiridate et Phraate, son rival, envoyèrent à Auguste, arbitre de leurs querelles pour la possession du trône. Sept années ne sont rien pour celui qui vise à l’absolue perfection dans les écrits et qui y atteint. Or si l’on considère, sous le rapport de la science pratique, l’imperfection des théories agronomiques des Grecs, la faiblesse de dessin du poëme d’Hésiode, le peu de bons préceptes alors en vigueur dans l’Italie, et les préjugés innombrables des laboureurs, l’effrayante décadence des mœurs, du travail champêtre et des traditions antiques ; sous le rapport de l’art, la difficulté presque entière pour Virgile d’assujettir à la précision didactique la langue des vers, sans la gêner, l’obscurcir, ni l’éteindre ; ce qu’il a fait d’efforts inouïs pour relever par les ornements d’une poésie splendide les préceptes de la sagesse la plus vulgaire, qui ne reconnaîtra avec Voltaire que les Géorgiques sont l’ouvrage de poésie le plus parfait que les hommes aient produit ?

Virgile pensait à l’Énéide en repolissant ses Géorgiques, où déjà brillent çà et là des lueurs de l’épopée. L’idée douce et triste des Églogues, à travers laquelle se montre la patrie romaine abattue par les factions et relevée par Auguste, se soutient, s’agrandit dans les Géorgiques, et prend dans l’Énéide les développements immenses d’une Épopée nationale. Virgile avait traversé les derniers temps des guerres civiles ; il avait vu le monde romain près de s’abîmer dans ses ruines, et la civilisation elle-même en danger de périr. Auguste relevait, réparait tout d’une main ferme et adroite. Le fondateur d’un empire nouveau, l’homme habile et puissant, qui maintenait avec les formes de l’ancienne république tout ce qu’elle avait fait de grand, qui s’appliquait à anéantir doucement les derniers restes de l’esprit de faction pour raviver dans les cœurs l’esprit romain, était-il, même de son vivant, au-dessous des proportions d’un héros d’épopée ? Et pour Virgile n’était-ce pas mettre son imagination d’accord avec son bon sens politique et sa haute raison, que se régler sur les beaux traits du caractère et du rôle d’Auguste, pour les idéaliser l’un et l’autre dans le héros troyen ? D’ailleurs la flatterie qui s’étend à toute une nation n’est plus de la flatterie ; et le nom d’Auguste sous celui d’Énée ouvrait naturellement cette magnifique histoire du peuple-roi, de ses destins laborieux, de ses grandes traditions, de ses grands ancêtres. Ainsi Virgile ne s’était pas préparé par de moindres travaux à l’Énéide qu’aux Géorgiques ; et son génie était tout à fait mûr pour l’épopée.

On sait par la tradition l’enthousiasme qu’excita l’Énéide parmi les contemporains de Virgile, et combien la modestie du poëte en parut plus touchante. Auguste le força presque à lui lire ceux des chants du poëme qu’il avait achevés. On sait l’effet que produisit l’Épisode de la mort du jeune Marcellus sur le cœur d’Octavie, sa mère. Revenue d’un long évanouissement, elle ordonna qu’on remît à Virgile la somme énorme de dix sesterces pour chacun des vers de cet épisode, qui en a trente-deux. Mais que valait pour Virgile ce présent royal, au prix des larmes qu’il avait tirées des yeux d’une mère, de ces larmes où il savait bien lui-même qu’était le fort de son art, Sunt lacrimæ rerum... ? Il acheva en quatre ans les six derniers livres de l’Énéide : mais, plus sévère pour lui-même qu’on ne l’était pour ses vers à la cour d’Auguste et dans le cercle de ses amis, juges si difficiles et si délicats, il reconnaissait, avec cet instinct de la postérité qu’ont les grands écrivains, des défauts considérables dans ces six derniers chants, et il les voulait faire disparaître. Il partit donc pour Athènes. C’est à l’occasion de ce voyage qu’Horace adressa au vaisseau qui emportait le poëte loin de l’Italie, et qui ne devait pas l’y ramener vivant, une ode célèbre, où l’on regrette pour les deux amis que le cœur d’Horace ne se soit pas épanché en de plus longs adieux.

Auguste, revenant d’Orient, rencontra Virgile dans Athènes, et l’accueillit avec sa bonté ordinaire. Le poëte devait revenir à Rome avec l’empereur ; mais, saisi dans la route d’une indisposition subite, que le mouvement du vaisseau ne fit qu’augmenter, à peine put-il aborder à Brindes, où il mourut, après quelques jours de maladie, dans la cinquante-deuxième année de son âge. Ses restes, transportés, selon ses désirs, à Naples, où il avait passé dans l’étude et les doux loisirs les meilleures années de sa vie, furent déposés sur le chemin de Pouzzole, dans un tombeau sur lequel on lisait cette épitaphe qu’il avait lui-même, presque à sa dernière heure, dictée ainsi :

Mantua me genuit ; Calabri rapuere, tenet nunc
Parthenope : cecini pascua, rura, duces.