Page:Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/241

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dans le sommeil, il sera facile à surprendre. Mais dès que tu l’auras saisi et lié, alors sous mille images changeantes, sous mille formes de bêtes féroces, il se jouera de toi. Tu le verras soudain devenir sanglier hérissé, tigre furieux, dragon couvert d’écailles, lionne à la crinière fauve ; ou bien, flamme rapide et pétillante, il s’échappera de tes liens ; (4, 410) ou encore, onde fugitive, il s’écoulera de tes mains. Mais plus il revêtira de figures diverses, plus tu redoubleras tes étreintes, jusqu’à ce qu’il ait repris la forme qu’il avait d’abord, lorsque le sommeil commençait à clore ses paupières. »

Elle dit, et, répandant sur son fils la liquide essence de l’ambroisie, elle en parfuma tout son corps : ses cheveux arrangés exhalèrent de suaves odeurs, et il sentit se glisser dans ses membres une vigueur divine. Dans les flancs d’un rocher miné par les flots est une caverne immense : là, poussés par les vents, (4, 420) les flots se ramassent, et se divisant forment deux anses tranquilles et sûres pour les nautonniers qu’a surpris la tempête. C’est dans le fond de l’antre, et sous le vaste couvert du rocher, que Protée se retire. Cyrène y place son fils dans l’endroit le plus ténébreux ; et s’enveloppant d’un nuage, elle se retire. Déjà Sirius, qui brûle de ses feux rapides les Indiens altérés, incendiait les cieux, et l’ardent Soleil avait dévoré la moitié de l’espace lumineux : les herbes étaient desséchées ; et les rayons échauffant le lit creux des rivières épuisées, en pompaient l’eau jusqu’au limon. En ce moment Protée, sortant du sein des eaux, gagnait sa retraite accoutumée : (4, 430) autour de lui le peuple humide du vaste Océan bondit, et fait jaillir au loin l’onde amère. Les phoques vont dormir étendus ça et là sur la rive. Mais lui, comme fait le pâtre sur la montagne, quand Vesper ramène les génisses des pâtis à l’étable, et que les bêlements des tendres agneaux irritent la dent du loup, il s’assied sur son rocher et compte son troupeau. Aristée, profitant de l’occasion favorable qui lui livre le vieillard fatigué, lui laisse à peine le temps de s’assoupir ; il se jette sur lui en poussant un grand cri, le saisit et (4, 440) l’enchaîne. Mais Protée n’a pas oublié ses puissants artifices ; il se transforme soudain en mille choses étonnantes, il s’échappe en flamme, en horrible bête, en eau fugitive. Enfin, voyant que toutes ses ruses ne le peuvent dégager, il cède, reprend sa forme naturelle, et d’une voix humaine parle ainsi à son vainqueur : « Qui t’a donc ordonné, jeune téméraire, de venir jusqu’en ma demeure ? Que veux-tu de moi ? » Mais Aristée : « Vous le savez, Protée, vous le savez vous-même ; et personne ne peut vous tromper. Cessez donc de vous dérober à moi ; c’est par l’ordre des dieux que je viens ici, et que j’implore vos oracles pour relever ma fortune abattue. » (4, 450) Il dit ; et le devin se faisant violence lança sur lui des regards enflammés où brillait sa verte prunelle : il rugit, et sa langue enfin déliée laissa échapper ces paroles fatales :

« N’en doute pas, c’est un dieu qui exerce sur toi sa vengeance ; tu expies un grand crime. Le dé-