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DE LA NATURE DES CHOSES

Voudraient retarder l’heure et fuir au loin l’image ;
Et nous accumulons carnage sur carnage,
Or sur or ; et, sanglants d’un butin criminel,
Des monstres ont joui du bûcher fraternel !
La table de famille est transformée en piège,
Et la haine intestine avec la crainte y siège.

C’est de ce même effroi que sèche l’envieux.
80Écoute-le gémir : « Tel marche, sous ses yeux,
Puissant et regardé, ceint de pourpre et de gloire ;
Lui, végète dans l’ombre aux bas-fonds de l’histoire :
Une statue, un nom, ou la mort ! » Insensés !
Par la peur du trépas combien de cœurs blessés
Prennent en noir dégoût la vie et la lumière,
Jusqu’à porter sur eux une main meurtrière !
Combien n’ont pas su voir dans cette aveugle peur
La source de tous maux, l’écueil de la pudeur,
Ce qui rompt les liens d’amitié, ce qui brise
Les nœuds même du sang dans nos heures de crise !
Oui, pour fuir l’Achéron, des citoyens, des fils
Ont trahi leurs parents, ont livré leur pays.

La nuit l’enfant ne voit que présages funèbres ;
Encor ne tremble-t-il qu’au milieu des ténèbres ;
Nous, nous tremblons le jour. L’effroi qui nous poursuit
A-t-il donc plus de corps que ces terreurs de nuit ?
Sur ces ombres le jour épuise en vain ses flammes.
La science peut seule éveiller dans nos âmes,
À défaut du soleil l’astre de la raison.