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APPENDICE



Vitry, 30 mars 1876.

Il faut bien que je vous dise, Monsieur, puisque cela est, qu’en même temps que votre présent m’honore et me flatte, il m’embarrasse, et me met en face de vous dans une situation pareille à celle où est un impie en face d’un prêtre : en un mot, je suis de ceux « qui ne croient pas » à la traduction en vers. Ce n’est pas que je sois rebelle à la puissance de l’art, ni au prestige des vers. Pour le vers, au contraire, je l’aime, comme dit Musset, à la rage ; la prose, mise à côté, n’est à mes yeux qu’un néant ; le vers, c’est la poésie elle-même ; mais c’est précisément pour cela que je n’accepte pas plus la poésie changeant de forme, qu’une femme aimée changeant de figure. La traduction en prose efface Lucrèce, mais elle ne le transforme pas ; la traduction en vers met à la place du poète antique un autre poète, un poète qui me plairait toujours, qui me charmerait quelquefois, s’il rendait dans ses vers ses propres pensées, mais qui, en exprimant l’imagination d’autrui, ne peut me donner qu’une impression équivoque et troublante.

Quant aux ressources de l’art, vous avez le droit d’en parler aussi fièrement que vous le faites : votre art est en effet consommé. Vous faites du vers ce que vous voulez. Vous le pliez à la pensée avec une souplesse dont vous donnez vous-même, p. XLVI (LX), je ne dirai pas le secret (ces secrets ne se donnent pas) mais les formules. Vous faites des miracles, mais les miracles même ne me convertissent pas. Il est vrai que si je ne suis pas converti, je ne puis m’empêcher quelquefois d’être touché. Il y a tel vers comme celui-ci :


« Une blancheur qui dort sur des champs qui verdoient » ;
 

il y a même tel groupe de vers, comme III, 900-940, qui me surprennent et s’emparent de moi comme malgré moi. Et si un vieux professeur, qui a depuis quarante ans sur la question un parti pris, et à qui