Page:Lucrèce - De la nature des choses (trad. Lefèvre).djvu/370

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à fond que ce qu’on aime, et le Christianisme a déposé de bonne heure dans toutes les littératures qu’il inspirait un germe de haine contre le naturalisme ; il en est l’ennemi par essence. Sous une telle influence l’oubli a été le traitement le plus doux qui pût être réservé au De rerum natura. Ceux qui, peut-être, dans un autre milieu, eussent employé leur talent à le ressusciter, l’ont au contraire enseveli sous un mépris dont l’Anti-Lucrèce est la plus naïve expression.

Ajoutons qu’il n’y a pas eu, chez nous du moins, la concordance désirable entre l’état de la langue et celui des esprits. Il est arrivé, en France, que la langue poétique était propre à une traduction de Lucrèce avant que l’esprit public le fût, et qu’elle y était devenue impropre quand celui-ci commençait à s’y approprier.

D’une part, nous ne pouvons lire nos anciens poètes, tous d’un style si ferme, et dont le vocabulaire était si riche en mots concrets et colorés, sans regretter qu’ils aient dû respirer dans l’air de leur temps une philosophie incompatible avec un sentiment scrupuleux de la doctrine d’Épicure ; d’autre part au XVIIIe siècle, où l’on pouvait si bien la comprendre, la poésie déplorablement facile sous la plume de Voltaire avait perdu le nerf et l’éclat, et Chénier mourait avant d’avoir pu faire école. Plus tard, Chateaubriand inaugurait le romantisme par des accents aussi éloignés que possible du timbre des vers Lucrétiens. Pongerville a osé le premier, on doit s’en souvenir, mais il lui a manqué de naître un peu plus tard pour bénéficier de la révolution totale opérée par nos maîtres dans l’art et le sentiment poétiques. Désormais on pourra, bien armé, descendre avec Lucrèce dans la lice. Les mots de tout âge, de toute extraction, de toute provenance, sont à la disposition du poète ; tous leurs droits sont reconnus égaux, ils ne sont plus ni nobles ni bas : leur seul titre est d’être justes, et celui qui sait exploiter en eux le nombre et la sonorité, leur préparer un voisinage assorti, les mettre en harmonie par leurs reflets réciproques, celui-là en fait ce qu’il veut pour tout exprimer. La versification a été rendue plus difficile par un choix plus sévère des rimes, mais au profit de l’harmonie du vers et pour sa perfection. Les derniers venus sont exempts du péri d’éprouver ces réformes et du labeur d’essayer ces matériaux. Nos grands devanciers en ont pris les risques et la peine. Pareils à des fils de conquérants, nous jouissons en paix du butin des batailles gagnées, sans avoir saigné des défaites.

Enfin si l’on considère que le progrès accéléré des sciences en fait converger les plus récentes théories juste au point de vue où Épicure