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XXXIX
PRÉFACE

toire naturelle ; mais sans que la force de ses raisons en soit ébranlée, en effet la génération spontanée, au moins initiale, est incluse dans la négation d’une volonté créatrice.

La terre a perdu sa fécondité première. Pourquoi non ? Elle est mortelle, comme tout autre agrégat d’atomes (II, 1139-1150, 1152-1165 ; V, 236-416, 824). Le temps n’est plus où partout des milieux favorables sollicitaient à naître les formes et les espèces vivantes, où la sève coulait des pores du sol comme le lait du sein d’une mère vigoureuse (V, 805, 835-875) ;


L’air tiède aux nouveau-nés servait de vêtements ;
Sur le lit onduleux de l’épaisse verdure,
La terre leur offrait la douce nourriture…
Certes la terre alors essaya d’enfanter
Des êtres singuliers, imparfaits ou complexes.
(Tel est cet androgyne, étrange nœud des sexes,
Qui n’est ni l’un ni l’autre et reste entre les deux),
Les uns, rampant sans pieds, d’autres, sans mains sans yeux :
Ceux-ci privés de bouche et ceux-là de visages ;
Ou de membres confus stériles assemblages,
Incapables d’agir et de se diriger,
De saisir une proie ou de fuir le danger :
Monstres que prodiguait la terre en sa jeunesse !
Mais en vain ; la nature en proscrivait l’espèce,
Que déformes sans nom durent s’éteindre, avant
De transmettre à des fils le principe vivant !
Celles qui jusqu’à nous se sont perpétuées
Le doivent aux vertus dont elles sont douées…
Quant aux déshérités, ceux qui n’étaient pas faits
Pour vivre indépendants, ou payer en bienfaits
Leur pâture assurée et la tutelle humaine,
Jusqu’à l’instant fatal de leur perte certaine
Ils gisaient, enchaînés par l’implacable sort,
Victimes de la force et butin de la mort.