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LIII
PRÉFACE


La source de la joie est la source des pleurs !
On ne sait quoi d’amer du milieu des délices
Monte, et serre le cœur : remords poignant des vices
Et du bel âge oisif au devoir dérobé…
 

C’est de l’amour qu’il parle ainsi. L’amour, dont il a souffert, et dont il connaît les douceurs, témoin des vers émus sur les joies de la famille, et un charmant passage sur l’habitude qui embellit mêmes les laides, l’amour n’est plus pour lui que la ruine de l’âme et du corps, la dissipation des héritages lentement acquis, la déperdition de toutes les noblesses viriles. L’ambition n’est qu’un leurre ; tour à tour enivré et terrassé par la fortune, l’homme ne vit que pour la mort.

Rien n’est plus contraire à la destinée humaine que cette morale austère où se complaisent encore aujourd’hui, au moins en paroles, quelques dilettantes honorables qui placent l’art au-dessus de l’action. Rien n’est plus étranger à la doctrine de Lucrèce, à son aspiration constante vers la science, vers la possession de la vérité. Ses modernes disciples sont une protestation vivante contre l’inertie et l’atticisme moral.

Mais quoi ! Ce grand cœur ne peut se faire aux lenteurs, aux hésitations du progrès. Il désespère des hommes, parce qu’il ne donne ni au passé ni à l’avenir toute leur étendue. Il vivait en des temps si bien faits pour déconcerter et décourager la sagesse qui ne s’appuie pas sur une science complète ! Il pousse à l’abstention, à la retraite ; pourquoi s’intéresser à