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fruits misérables avec lesquels périra la terre. Dans le silence inquiet de tous les yeux suppliant là-bas le soleil qui, sous l’eau, s’enfonce avec le désespoir d’un cri, voici le simple boniment. « Nulle enseigne ne vous régale du spectacle intérieur, car il n’est pas maintenant un peintre capable d’en donner une ombre triste. J’apporte, vivante (et préservée à travers les ans par la science souveraine) une Femme d’autrefois. Quelque folie, originelle et naïve, une extase d’or, je ne sais quoi ! par elle nommé sa chevelure, se ploie avec la grâce des étoffes autour d’un visage qu’éclaire la nudité sanglante de ses lèvres. À la place du vêtement vain, elle a un corps ; et les yeux, semblables aux pierres rares ! ne valent pas ce regard qui sort de sa chair heureuse : des seins levés comme s’ils étaient pleins d’un lait éternel, la pointe vers le ciel, aux jambes lisses qui gardent le sel de la mer première. » Se rappelant leurs pauvres épouses, chauves, morbides et pleines d’horreur, les maris se pressent : elles aussi par curiosité, mélancoliques, veulent voir.

Quand tous auront contemplé la noble créature, vestige de quelque époque déjà maudite, les uns indifférents, car ils n’auront pas eu la force de comprendre, mais d’autres navrés et la paupière humide de larmes résignées se regarderont ; tandis que les poëtes de ces temps, sentant se rallumer leurs yeux éteints, s’achemineront vers leur lampe, le cerveau ivre un instant d’une gloire confuse, hantés du Rythme et dans l’oubli d’exister à une époque qui survit à la Beauté.

Stéphane Mallarmé

LA LÉGENDE
DU PARNASSE CONTEMPORAIN
À Arthur O’Shaughnessy
Poëte anglais

À vous d’abord, Monsieur et ami, que nous avons aujourd’hui parmi nous et qui nous donnez votre précieux concours pour les premiers travaux de cette Revue, — à Horne, à John Payne qui, avant lui, est venu en France un beau jour et nous a tendu sa main cordiale. — à votre illustre Swinburne qui dédie ses vers à notre grand Victor Hugo, — à Browning, à Morris, à Rossetti, enfin à tous ces nouveaux poètes de votre pays, que nous pouvons considérer comme des frères d’armes, puisque nous avons tous, anglais et français, mêmes tendances, même conception du beau poètique, même attitude, — je veux offrir ce travail, tantôt léger, tantôt plus grave, où les