Page:Maupassant - Boule de suif.djvu/59

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cuterie succulente, où de blanches rivières de lard traversaient la chair brune du gibier, mêlée à d’autres viandes hachées fin. Un beau carré de gruyère, apporté dans un journal, gardait imprimé : « faits divers » sur sa pâte onctueuse.

Les deux bonnes sœurs développèrent un rond de saucisson qui sentait l’ail ; et Cornudet, plongeant les deux mains en même temps dans les vastes poches de son paletot sac, tira de l’une quatre œufs durs et de l’autre le croûton d’un pain. Il détacha la coque, la jeta sous ses pieds dans la paille et se mit à mordre à même les œufs, faisant tomber sur sa vaste barbe des parcelles de jaune clair qui semblaient, là dedans, des étoiles.

Boule de Suif, dans la hâte et l’effarement de son lever, n’avait pu songer à rien ; et elle regardait, exaspérée, suffoquant de rage, tous ces gens qui mangeaient placidement. Une colère tumultueuse la crispa d’abord, et elle ouvrit la bouche pour leur crier leur fait avec un flot d’injures qui lui montait aux lèvres ; mais elle ne pouvait pas parler tant l’exaspération l’étranglait.

Personne ne la regardait, ne songeait à elle. Elle se sentait noyée dans le mépris de ces gredins honnêtes qui l’avaient sacrifiée d’abord, rejetée ensuite, comme une chose malpropre et inutile. Alors elle songea à son grand panier tout plein de bonnes choses qu’ils avaient goulûment dévorées, à ses deux poulets luisants de gelée, à ses pâtés, à ses poires, à ses quatre bouteilles de Bordeaux ; et sa fureur tombant soudain, comme une corde trop tendue qui casse, elle se sentit prête à pleurer. Elle fit des efforts terribles, se raidit, avala ses sanglots comme les