Page:Mercure de France, t. 76, n° 274, 16 novembre 1908.djvu/151

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

questions qui nous divisent : la décoration des comédiennes ou le désarme­ment; ou bien il s’agit de nommer un prince des poètes, un prince des cri­tiques, un général de l'armée du vice. « Ah! remarque ma femme avec ani­mosité, on ne te demande pas ton avis à toi: on ne s’informe pas non plus de connaître où tu passes les vacances, si tu aimes la mer ou la montagne; ou ne s’inquiète pas de savoir comment tu travailles, si c’est assis, couché, ou debout; mais on demande tout cela aux autres! »

— Et, à force de me citer les autres, de me montrer à quoi arrivaient les autres, on m’a fait gâcher ma vie à moi. J ’étaîs né vingt-troisième; mais, depuis ma plus tendre enfance, on m’a proposé comme but de la vie d’être dans les dix premiers, si bien qu’à vouloir dépasser les autres, je ne me suis pas atteint moi-même. Je n’ ai pas joui de ma modeste destinée et j ’ai souffert de ma médiocrité qui, sous l’action de ce levain, fermentait.

Je vous parlais d’enquêtes tout à l'heure; précisément, ces jours-ci, un grand journal en ouvre une sur les récompenses scolaires: convient-il de les supprimer ou de les maintenir? On s’est adressé aux plus notoires écri­vains et la diversité de leurs réponses démontre, une fois de plus, combien, sur n’ importe quel sujet, les meilleurs esprits, dans notre pays, sont divisés, éparpillés. L ’ un estime que l’émulation loyale est pour les jeunes intelli­gences un bon entraînement au travail, surtout en France où l'on aime toujours l’honneur et la gloire. Un autre ne croit pas d’une façon générale, que l’émulation soit un bon procédé d’éducation. Celui-ci constate que ses condisciples dont les noms revenaient le plus souvent dans le palmarès con­tinuent aujourd’hui à occuper une place considérable dans l’élite du pays. Celui-là affirme, au contraire, que les succès du collège ne prouvent rien et n’indiquent jamais le succès futur.

Ah ! qu’il est malaisé de se faire une certitude et même un doute. Tout compte fait, il apparaît bien que les plus notoires écrivains se partagent en deux camps : les traditionalistes, qui demandent le maintien des distribu­tions de prix, et les « hommes de progrès x>, qui en demandent la suppres­sion. Mais personne n’a songé à consulter les intéressés et, dans un beau referendum, à faire voter les jeunes élèves. J’ajoute qu’ il serait piquant de connaître leur opinion sur le maintien ou la suppression des palmes, croix , rubans, titres dont se parent volontiers les grandes personnes, notamment les <c hommes de progrès » comme il convient; ceux-ci ont vraiment trop l’air de dire aux enfants: «L ’émulation et la vanité,ce n’est pas pour vous », de même qu’on leur dit : « Vous pourrez fumer et vous faire du mal quand vous serez grands. » Quant à moi, j ’ aurais donné mon avis sur cette question le mieux du monde, mais on ne me Ta demandé en aucune manière.

— Naturellement, concluai-je, vous vous seriez déclaré pour la suppres­sion ?

— Pour le maintien, protesta Bouvard, pour le maintien. Vous ne m’avez pas du tout compris ; je ne suis pas un « homme de progrès », ni un révo­lutionnaire, encore moins un envieux, et j’ai du sens commun. J’exige que le travail et l’intelligence soient récompensés, et solennellement. On n’ima­gine pas un élève qui viendrait chercher son prix à un guichet, comme un pauvre une ration de pain ou quelque vêtement.

Ne créons pas le lauréat honteux. Je suis pour les distributions éclatan­-