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MERCVRE DE FRANCE — 1-XII-1908



ECCE HOMO
COMMENT ON DEVIENT CE QUE L’ON EST[1]
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POURQUOI JE SUIS SI MALIN


1.

Pourquoi je sais certaines choses de plus que les autres ? pourquoi, d’une façon générale, je suis si malin ? — Je n’ai jamais réfléchi à des questions qui n’en sont pas, je ne me suis jamais gaspillé. Les véritables difficultés religieuses, par exemple, je ne les connais pas par expérience. Il m’a toujours complètement échappé comment je pourrais être « enclin au péché ». De même, tout critérium positif me manque pour savoir ce que c’est qu’un remords : d’après ce que l’on en entend dire, le remords ne me semble être rien d’estimable… Il me déplairait de laisser en plan une action, après coup ; je préférerais omettre par principe, dans le problème de la valeur, le dénouement fâcheux, les conséquences. Quand une chose finit mal, il arrive trop facilement que l’on manque de coup d’œil pour ce que l’on a fait : le remords me paraît être une sorte de mauvais œil. Garder en honneur une chose qui ne réussit pas, précisément parce qu’elle n’a pas réussi, voilà qui serait bien plutôt conforme à ma morale.

« Dieu », « l’immortalité de l’âme », « le salut », « l’au-delà », ce sont là des conceptions auxquelles je n’ai pas accordé d’attention, au sujet desquelles je n’ai pas perdu mon temps, pas même lorsque j’étais enfant — peut-être n’étais-je pas assez ingénu pour cela ! L’athéisme n’est pas chez moi le résultat de quelque chose et encore moins un événement de ma vie : chez moi il va de soi, il est une chose instinctive. Je suis trop curieux, trop incrédule, trop pétulant pour permettre que l’on me pose une question grosse comme le poing. Dieu est une question grosse comme le poing, un manque de délicatesse à l’égard de nous autres penseurs. Je dirai même qu’il n’est, en somme, qu’une interdiction grosse comme le poing : Il est défendu de penser !

  1. Voy. Mercure de France, no 274.