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ECCE HOMO


vaises manières. Je citerai, par exemple : la fameuse « objectivité » ; la « compassion avec tout ce qui souffre » ; le « sens historique » avec sa soumission devant le goût étranger, sa platitude devant les petits faits ; l’« esprit scientifique ».

— Si l’on considère que le livre est écrit après Zarathoustra, on devinera peut-être aussi le régime diététique d’où il tire son origine. L’œil qui, sous l’empire d’une nécessité formidable, a pris la mauvaise habitude de voir dans le lointain — Zarathoustra possède une plus longue vue que le tsar — est forcé à saisir ici d’un regard aigu ce qu’il y a de plus proche, le temps, ce qui se trouve autour de lui. On verra dans tous les détails, mais avant tout dans la forme, un pareil éloignement despotique des instincts qui rendirent possible la création d’un Zarathoustra. Au premier plan il y a le raffinement dans la forme, dans l’intention, dans l’art du silence ; la psychologie est maniée avec une cruauté et une dureté voulues. Le livre tout entier ne contient pas un seul mot de bonté.

Tout cela repose. Qui donc saurait deviner en fin de compte quelle espèce de récréation rend nécessaire un tel gaspillage de bonté comme celui qui se trouve dans Zarathoustra ?… Pour parler théologiquement — écoutez, car je parle rare ment en théologien — ce fut Dieu lui-même qui, sous la forme du serpent, se coucha sous l’arbre de la Connaissance, lorsqu’il eut accompli son œuvre : il se reposait ainsi d’être Dieu. Tout ce qu’il avait fait, il l’avait fait trop beau… Le diable n’est que l’oisiveté de Dieu, à chaque septième jour…

GÉNÉALOGIE DE LA MORALE
UNE ŒUVRE DE POLÉMIQUE


Les trois dissertations qui composent cette généalogie sont peut-être, pour ce qui concerne l’expression, l’intention et l’art de la surprise, ce qu’il a été écrit jusqu’à présent de plus inquiétant. Dionysos, on ne l’ignore pas, est aussi le dieu des ténèbres. Il y a là chaque fois un début qui doit induire en erreur ; ce début est froid, scientifique, ironique même ; il est mis en relief avec intention ; il est dilatoire à dessein. Peu à peu l’agitation augmente ; çà et là il y a des éclairs à l’horizon ; des vérités très désagréables viennent de loin avec de sourds grondements, jusqu’à ce qu’un tempo feroce soit atteint, où tout se presse en avant avec une tension formidable. À la fin,