Page:Milton - Le Paradis perdu, trad. de Chateaubriand, Renault et Cie, 1861.djvu/124

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Pour te chercher, j’ai dirigé alors ma promenade ; il m’a semblé que je passais seule des chemins qui m’ont conduite tout à coup à l’arbre de la science défendue ; il paraissait beau, beaucoup plus beau à mon imagination que pendant le jour. Et comme je le regardais en m’étonnant, une figure se tenait auprès, semblable par la forme et les ailes à l’un de ceux-là du ciel que nous avons vus souvent : ses cheveux humides de rosée exhalaient l’ambroisie ; il contemplait l’arbre aussi ;

« Et il disait : « Ô belle plante, de fruit surchargée, personne ne daigne-t-il te soulager de ton poids et goûter de ta douceur, ni Dieu, ni homme ? La science est-elle si méprisée ? L’envie, ou quelque réserve, défend-elle de goûter ? Le défende qui voudra, nul ne me privera plus longtemps de ton bien offert : pourquoi autrement est-il ici ? »

« Il dit et ne s’arrêta pas, mais d’une main téméraire il arrache, il goûte. Moi je fus glacée d’une froide horreur à des paroles si hardies, confirmées par une si hardie action. Mais lui, transporté de joie :

« Ô fruit divin, doux par toi-même, mais beaucoup plus doux ainsi cueilli ; défendu ici ce semble, comme ne convenant qu’à des dieux ; et cependant capable de faire dieux des hommes ! Et pourquoi pas, puisque plus le bien est communiqué, plus il croît abondant, puisque l’auteur de ce bien n’est pas offensé, mais honoré davantage ? Ici, créature heureuse ! Ève, bel ange, partage avec moi : quoique tu sois heureuse, tu peux être plus heureuse encore, bien que tu ne puisses être plus digne du bonheur. Goûte ceci et sois désormais parmi les dieux, toi-même déesse, non plus à la terre confinée, mais comme nous tantôt tu seras dans l’air, tantôt tu monteras au ciel par ton propre mérite, et tu verras de quelle vie vivent là les dieux, et tu vivras d’une pareille vie. »

« Parlant ainsi il approche, et me porte jusqu’à la bouche la partie de ce même fruit qu’il tenait, et qu’il avait arraché : l’odeur agréable et savoureuse éveilla si fort l’appétit, qu’il me