Page:Milton - Le Paradis perdu, trad. de Chateaubriand, Renault et Cie, 1861.djvu/202

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histoire jusqu’au comble de la félicité terrestre dont je jouis : je dois avouer que, dans toutes les autres choses, je trouve à la vérité du plaisir, mais tel que goûté ou non, il n’opère dans mon esprit ni changement ni véhément désir : je parle de ces délicatesses de goût, de vue, d’odorat, d’herbes, de fruits, de fleurs, de promenades et de mélodie des oiseaux.

« Mais ici bien autrement : transporté je vois, transporté je touche ! Ici pour la première fois je sentis la passion, commotion étrange ! supérieur et calme dans toutes les autres jouissances, ici faible uniquement contre le charme du regard puissant de la beauté. Ou la nature a failli en moi, et m’a laissé quelque partie non assez à l’épreuve pour résister à un pareil objet ; ou dans ce qu’on a soustrait de mon côté, on m’a peut-être pris plus qu’il ne fallait : du moins on a prodigué à la femme trop d’ornements, à l’extérieur achevée, à l’intérieur moins finie. Je comprends bien que, selon le premier dessein de la nature, elle est l’inférieure par l’esprit et les facultés intérieures qui excellent le plus ; extérieurement aussi elle ressemble moins à l’image de celui qui nous fit tous deux, et elle exprime moins le caractère de cette domination donnée sur les autres créatures. Cependant, quand j’approche de ses séductions, elle me semble si parfaite et en elle-même si accomplie, si instruite de ses droits, que ce qu’elle veut faire ou dire paraît le plus sage, le plus vertueux, le plus discret, le meilleur. Toute science plus haute tombe abaissée en sa présence ; la sagesse, discourant avec elle, se perd déconcertée et paraît folie. L’autorité et la raison la suivent, comme si elle avait été projetée la première, non faite la seconde occasionnellement : pour achever tout, la grandeur d’âme et la noblesse établissent en elle leur demeure la plus charmante, et créent autour d’elle un respect mêlé de frayeur, comme une garde angélique. »

L’ange fronçant le sourcil, lui répondit :

« N’accuse point la nature ; elle a rempli sa tâche ; remplis la tienne, et ne te défie pas de la sagesse ; elle ne t’abandonnera pas, si tu ne la renvoies quand tu aurais le plus besoin d’elle