Page:Milton - Le Paradis perdu, trad. de Chateaubriand, Renault et Cie, 1861.djvu/227

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remède à tout, ce fruit divin, beau à la vue, attrayant au goût, et dont la vertu est de rendre sage. Qui empêche donc de le cueillir et d’en nourrir à la fois le corps et l’esprit ? »

Elle dit, et sa main téméraire, dans une mauvaise heure, s’étend vers le fruit : elle arrache ! elle mange ! La terre sentit la blessure, la nature, sur ses fondements, soupirant à travers tous ses ouvrages, par des signes de malheur annonça que tout était perdu.

Le serpent coupable s’enfuit dans un hallier, et il le pouvait bien, car maintenant Ève, attachée au fruit tout entière, ne regardait rien autre chose. Il lui semblait que jusque-là elle n’avait jamais goûté dans un fruit un pareil délice ; soit que cela fût vrai, soit qu’elle se l’imaginât dans la haute attente de la science : sa divinité ne sortait point de sa pensée. Avidement et sans retenue, elle se gorgea du fruit, et ne savait pas qu’elle mangeait la mort. Enfin rassasiée, exaltée comme par le vin, joyeuse et folâtre, pleine de satisfaction d’elle-même, elle se parle ainsi :

« Ô roi de tous les arbres du paradis, arbre vertueux, précieux, dont l’opération bénie est la sagesse ! arbre jusque ici ignoré, dégradé, ton beau fruit demeurait suspendu comme n’étant créé à aucune fin ! Mais dorénavant mon soin matinal sera pour toi, non sans le chant et la louange qui te sont dus à chaque aurore ; je soulagerai tes branches du poids fertile offert libéralement à tous, jusqu’à ce que, nourrie par toi, je parvienne à la maturité de la science comme les dieux qui savent toutes choses, quoiqu’ils envient aux autres ce qu’ils ne peuvent leur donner. Si le don eût été un des leurs, il n’aurait pas crû ici.

« Expérience, que ne te dois-je pas, ô le meilleur des guides ! En ne te suivant pas, je serais restée dans l’ignorance ; tu ouvres le chemin de la sagesse, et tu donnes accès auprès d’elle, malgré le secret où elle se retire.

« Et moi peut-être aussi suis-je cachée ? Le Ciel est haut, haut, trop éloigné pour voir de là distinctement chaque chose sur la